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28/05/2018
spectres rÉels

 

 

 

Spectres réels

 

John Cowper POWYS – La Thalamège – 1986

Traduit de l’anglais par Catherine Lieutenant

Illustré par Kade

 

 

 

 

Chapitre 1

Le roi des fantômes de Blaenau Ffestiniog était connu, à des lieues à la ronde, sous le nom de Fabulatorius.

Le dernier jour du mois d'avril, comme il remontait d'avoir été rendre visite au corps de Cockatrice Cuff dans le cercueil où ce brave homme reposait paisiblement, la rumeur la plus alarmante se mit à courir parmi les fantômes du canton. On l'avait entendu tenir un très curieux discours aux deux rampes de fer superposées, soutenues par une rangée de piquets de même métal, qui bordaient le côté droit de la longue et raide montée conduisant à la tombe de Cuff, et ce discours avait été compris de deux manières qui s'opposaient avec indignation.

Ce que le roi Fabulatorius avait vraiment dit, c'est ceci :

— Rampes, avait-il dit, souvenez-vous que les enfants, qui aiment tant se balancer par-dessus et par-dessous vous et tortiller leurs petits corps entre vos doubles barres ne se doutent absolument pas que vous puissiez être autre chose que deux longues barres de fer, soutenues à intervalles réguliers par des piquets de même métal. En tant que votre roi, je dois néanmoins insister pour que vous ne perdiez pas de vue que toutes les choses faites par la main de l'homme partagent l'existence des spectres vénérés des hommes qui les ont faites. Nous autres, fantômes, sommes tous des créatures vénérables. Nous possédons l'air qui entoure la terre, depuis que les prédécesseurs de l'humanité sont sortis des profondeurs de l'océan. Tout l'espace qui entoure la terre, sur une épaisseur de milliers et de milliers de miles, n'a pas cessé de se remplir, depuis des milliers et des milliers d'années, de fantômes de toutes les espèces : fantômes d'hommes, de bêtes, d'oiseaux, de reptiles et d'insectes, qui ont vécu et qui sont morts sur la terre, depuis que leurs ancêtres sont sortis de la mer.

Vous vous demandez ce que j'ai à vous dire, ô mes sujets garants de mon intégrité ? Aucun de vous n'a, n'a eu et ne saurait avoir la moindre idée de ce que j'ai à vous dire, que j'hésite à vous dire, mais que je suis pourtant fermement résolu à vous dire.

C'est ceci, mes enfants, c'est ceci : il y a, pas très loin de nous, parmi nous peut-être à l'heure qu'il est, un fantôme venu d'une partie du monde dont nous n'en­tendons plus guère parler en ces jours de décadence. Depuis des années, il étudie l'effet sur les fantômes de ces expériences que les hommes appellent « nucléaires » et « atomiques ». Le nom du fantôme dont je vous parle est Glottenko. L'idée s'est un jour empa­rée de lui - et depuis ce jour-là, elle le tourmente et ne le lâche plus - qu'il nous serait possible, si nous vou­lions consentir à l'écouter et si nous suivions attentivement ses directives, d'annihiler la race humaine, et tous ses fantômes avec elle. C'est là son plan, mes en­fants. Rien de moins. Il croit que si nous étions suffi­samment nombreux à nous laisser persuader de nous porter volontaires, pour l'amour de nos propres dé­pouilles et pour tous les fantômes des oiseaux, des bêtes, des reptiles et des insectes, nous pourrions créer une armée d'héroïques fantômes qui, en se lançant à l'assaut de leurs bombardiers nucléaires et en s'empa­rant de leurs dépôts d'armes, réussirait à isoler l'espèce humaine de toutes les autres et à l'exterminer absolu­ment. Pas seulement l'espèce, mais ses fantômes avec elle. Songez donc, mes enfants, combien cette idée de Glottenko est noble et formidable ! Songez combien le monde sera merveilleux, quand il n'y restera plus un seul humain vivant, et quand on ne pourra plus trou­ver nulle part un seul fantôme d'humain !

 

Y ayant mis tout son coeur, le roi Fabulatorius avait bien senti que ses paroles produisaient sur ses sujets de Blaenau-Ffestiniog l'effet qu'il escomptait. Il avait cependant fait l'erreur - et il n'avait su que c'était une erreur qu'au moment où il l'avait faite - de prendre monsieur Glottenko par la main et de le présenter à la foule. Or, Glottenko était un petit homme trapu et gauche, avec une tête trop grande pour son corps et une bouche trop grande pour sa tête. Son apparition avait produit un effet d'autant plus désastreux que, de son vivant, le roi Fabulatorius avait été fort bel homme, d'une taille exceptionnellement haute, de grande allure, et que, bien qu'il fût mort depuis des années, son fantôme avait conservé le même aspect et impressionnait toujours. Jamais il n'était venu à l'idée du roi que la laideur de monsieur Glottenko pût influencer son auditoire…

Parmi les fantômes, il s'en trouvait deux qui, avant de mourir, avaient été frère et soeur. Le garçon était mort à dix-sept ans, la fille à quinze. Dans un sens, ils avaient aussi été des amants, et l'attirance qu'ils avaient éprouvée l'un pour l'autre persistait, quoiqu'ils fussent devenus tous les deux des fantômes. Le nom du garçon était Wang, celui de la fille Tang, et ils se déplaçaient toujours en se tenant si près l'un de l'autre qu'on eût dit qu'ils se tenaient enlacés.

En cette occurrence, Wang dit à Tang :

—  Quel vilain petit bonhomme ! Comment le roi peut-il nous proposer de nous associer à une créature pareille ?

Mais Tang lui répondit :

—  Je me rappelle avoir entendu ma mère dire que le plus intéressant de tous les vieux proverbes était que La fin justifie les moyens. Peut-être ce vilain petit bonhomme va-t-il servir notre dessein.

—  Ne trouves-tu pas étrange, Tang, demanda Wang, que notre roi, qui est un homme, et nous, qui sommes un garçon et une fille, voulions avec tant de zèle détruire tous les fantômes humains de l'univers ?

—  Si tu veux mon avis, répondit Tang gravement, je te dirai qu'il n'y a jamais eu d'animaux, d'oiseaux, de reptiles ni d'insectes aussi cruels que les humains, tant les uns envers les autres qu'envers les créatures des autres espèces, et mon sentiment est que la cruauté délibérée est, de loin, la pire chose qui existe au monde. Puisque l'humanité n'a pas cessé de la pratiquer depuis qu'elle est devenue humaine, elle mérite de périr. Non seulement de périr sous sa forme vivante, mais de périr aussi sous sa forme fantômatique, celle qui est la tienne et la mienne à présent.

Rappelle-toi, continua-t-elle, qu'en dépit de la sagesse légendaire des chiens et des moutons, et de la vivacité d'esprit non moins légendaire des chats et des singes, il n'existe pas d'animaux sachant qu'ils ne devraient pas être cruels et continuant à l'être contre leur conscience. Les lions, les tigres, les panthères, les léopards, les boas constrictors et les autres serpents tuent et tuent encore, mais ils tuent par nature, par nécessité, par instinct et pour trouver la nourriture de leurs petits; ils ne tuent pas pour se divertir ni pour le plaisir de causer de la souffrance.

 

Le fantôme de Wang s'écarta un tout petit peu de celui de Tang et la contempla un instant sans parler. Soudain, il dit :

—  Ecoute, ma chérie, depuis quelque temps, une idée me trotte par la tête, mais je ne sais pas si tu serais d'accord…Je vais te la dire, et si elle ne te plaît pas, on n'en reparlera plus.

Il paraissait si excité, si fiévreux, que Tang se souvint du jour, bien avant leur mort, où il lui avait dit pour la première fois qu'il l'aimait. Il avait beau être un fantôme à présent, il avait exactement le même air que ce jour-là.

—  Allez, Wang, dis-la, voyons, ton idée ! Qu'est-ce que c'est ?

Et lui, prenant ses mains d'ombre dans ses mains d'ombre et guettant son expression sur son visage, se lança :

—  Eh bien, je pensais que ce serait drôlement passionnant d'aller explorer le monde des morts un peu plus loin que nous ne l'avons fait jusqu'à pré­sent… Depuis le temps que nous sommes ici à Blaenau-Ffestiniog, nous connaissons nos contemporains morts aussi bien que nous les avons connus vivants. La seule différence, c'est qu'ils ne peuvent plus nous dire où ils ont mal à la gorge, à quel endroit au juste de leurs ventres ils ressentent leurs douleurs duodénales ou dyspeptiques, ou à quel endroit de leur tête ils souffrent de leurs névralgies. Moi, ce que je voudrais faire maintenant, mais je ne veux pas le faire sans toi, c'est partir à l'aventure, visiter d'autres régions de Grande Bretagne et rencontrer des tas de fantômes complètement différents de ceux du nord du Pays de Galles.

— Oh, chic, ton idée est formidable ! s'écria Tang, aussitôt saisie par la fièvre de son frère. Partons ! Allons dans une grande ville ! À Londres ! Ou quittons carrément cette île ! Allons à Paris !… Ou à Rome !… Ou à New York !… Où veux-tu aller, toi ? Moi, ça m'est égal, du moment que ce soit loin et que ce ne soit ni dans le désert ni tout en haut des Alpes où la neige ne fond jamais !…Et si on allait à Venise ?… Oh, ce serait merveilleux de se promener en gondole !

Sans consulter davantage, ils se mirent en route. Et est-ce bien la peine de savoir si ce fut l'allusion de Tang à Venise qui décida la chose, ou l'envie de Wang de s'éloigner le plus vite possible du roi et de monsieur Glottenko ? Le fait est qu'ils entamèrent aussitôt leur ascension - car tous les fantômes de jeunes gens peuvent monter au ciel - et qu'ils prirent la direction du sud-est.

C'est ainsi qu'ils se retrouvèrent bientôt flottant au-dessus de Douvres et que, poussés par une curiosité bien naturelle, ils mirent pied à terre au bord d'une falaise, devant une pimpante maisonnette entourée d'un petit jardin propret. Ils s'en approchèrent, la main dans la main, et risquèrent un oeil à l'un des carreaux. La pièce qu'ils découvrirent était inoccupée, mais une petite flamme de gaz brûlait dans un globe élégamment peint, et sur une table ronde, quelques objets laissés à l'abandon témoignaient sans cérémonie du genre de vie des habitants : il y avait deux ou trois livres, négligemment placés en équilibre les uns contre les autres, et, tout à côté, une boîte d'allumettes entrouverte à moitié vide, posée de guingois contre une soucoupe, d'où montait encore, au bout d'une cigarette, un mince ruban de fumée. Un encrier, d'où pointait un stylo, avait été coincé entre la soucoupe et le bord de la table, et les deux observateurs, mal à l'aise, eurent l'impression que la seule force de leurs regards à travers la vitre serait capable de renverser l'encre sur le tapis.

À ce moment-là, sous leurs yeux, le plus étrange des événements se produisit : de la surface de ce groupe d'objets à l'abandon - livres, allumettes, soucoupe, mégot, encrier, porte-plume - s'éleva un fantôme, tout aussi fantôme qu'eux-mêmes, sauf qu'il eût été difficile de dire si c'était un fantôme mâle ou femelle, humain ou inhumain, qui, se dirigeant aussitôt vers eux, vint les rejoindre en passant à travers le carreau.

« Il » ou « elle » avait une physionomie qui évoquait des portraits d'hommes de lettres et de magistrats du temps passé. Le visage était d'un homme, mais ses lignes et ses courbes rappelèrent tout à fait aux deux jeunes fantômes certaines de leurs vieilles tantes.

— Vous êtes bien jeunes, mes enfants, leur dit-il ou elle, pour être déjà morts. Auriez-vous été tués dans un accident de chemin de fer ?

— Oh non, Monsieur, à tout hasard répondit Wang. Nous sommes morts d'une épidémie de…j'ai oublié de quoi. Et comme nous étions toujours ensemble… Nos corps sont enterrés au cimetière, mais nous n'avons pas envie de continuer à traîner autour de nos cercueils. Nous préférons aller visiter des endroits où nous aurions pu aller quand nous étions vivants. Ces objets sur la table étaient-ils à vous ?

Le fantôme les regarda l'un et l'autre et sourit faiblement.

— Oh, non, ils ne m'appartenaient pas. Je suis leur fantôme. Je suppose, mes très chers, que vous ne vous êtes encore jamais rendu compte qu'il n'y a pas que les êtres vivants qui laissent des fantômes derrière eux quand ils meurent. Les choses inanimées font de même, quand elles ont une raison de se sentir négli­gées ou abandonnées. N'avez-vous jamais remarqué, dans vos promenades à la campagne, quand vous tombez sur une barrière démantibulée, un arbre abattu, une cabane délabrée ou une borne brisée, que leur fantôme rôde à proximité ?

Tang poussa un petit soupir désolé et répondit vivement :

— Mais, Monsieur, mon frère et moi, nous n'avons pas du tout envie de rôder sempiternellement autour de nos corps, ni de nos tombes, ni de nos cercueils, ni autour du cimetière où on nous a mis ! Nous voulons voir tout ce que nous n'avons pas pu voir pendant notre courte vie. J'ai encore quinze ans, et mon frère que voici en a encore dix-sept, et nous voulons courir le monde. C'est pour ça que nous sommes ici. En fait, nous sommes en route pour Venise. Nous allons voir les gondoles descendre et remonter les canaux. Et nous aimerions voir Calais et Paris et, qui sait, peut-être Florence, en cours de route.

Mais elle fut interrompue par Wang, que quelque chose tracassait.

— S'il vous plaît, euh… Monsieur, pouvez-vous nous dire combien de temps des choses comme ces livres, allumettes, cigarette, plume et encre doivent attendre, empilées n'importe comment, pour qu'un fantôme tel que vous s'en dégage ?

Le fantôme leur répondit gravement :

—  Ta question, mon garçon, est très intéressante. Mais, naturellement, je ne peux pas y répondre. Pas plus qu'un bébé sortant du ventre de sa mère ne pourrait te répondre si tu lui demandais combien de temps il a dû y passer avant de naître. Tout ce que je peux te dire, c'est que ma naissance de cette pile d'objets hétéroclites a été si rapide, que c'est à peine si j'avais eu le temps de prendre conscience de ma tête et de mon corps, de mes bras et de mes jambes, quand je me suis mis à flotter en me demandant si j'allais passer d'un seul coup à travers la vitre pour vous rejoindre, ou s'il me faudrait attendre que vous m'aperceviez et que vous m'adressiez la parole.

Et voilà ! Il avait fait le saut. Et maintenant, il était avec eux de l'autre côté de la fenêtre. À laquelle tous trois tournèrent aussitôt le dos.

— N'aimeriez-vous pas, demanda Wang, nous accompagner à Venise en passant par Paris et Florence ? Si vous nous accompagnez, il faudra nous dire votre nom. Ce n'est pas qu'aucun de nous, fantômes, tienne outre mesure aux noms de famille, mais il vaudrait mieux, n'est-ce pas, que nous connaissions nos prénoms. Le mien, c'est Wang, et celui de ma soeur, c'est Tang. Est-ce que vous voulez bien nous dire le vôtre ?

— Mon nom, répondit leur ami nouveau-né, est N'Importe Quoi. Et ce sera un très grand honneur pour moi de vous accompagner dans votre voyage.

— Mais, Monsieur N'Importe Quoi, fit remarquer Tang avec beaucoup d'à-propos, c'est sûrement votre nom de famille. Vous ne voudriez pas nous dire, non pas votre nom de baptême, car vous êtes peut-être musulman, bouddhiste ou taoïste, mais votre petit nom ?

Le fantôme de monsieur N'importe Quoi hésita. Wang et Tang virent bien qu'il répugnait à leur révéler son prénom et ils se demandèrent pourquoi. Wang se dit que ce devait être parce qu'il avait un nom bébête, un de ces noms puérils de l'enfance, qu'on traîne parfois sans pouvoir s'en débarrasser et qui deviennent, dans l'âge adulte, des surnoms ridicules. Mais Tang pensa : C'est parce que c'est un nom grandiose et qu'il a peur que nous nous en moquions. Il est nerveux à l'idée de l'effet que ce nom fera sur nous et sur les gens que nous rencontrerons en route.

— Dites-le-nous quand même, Monsieur N'Importe Quoi, pria-t-elle d'un air câlin. S'il est trop étrange et trop long, nous le raccourcirons pour la facilité.

— Euh… il est assez long, dit monsieur N'Importe Quoi avec appréhension. Mais vous ne le trouverez peut-être pas trop long, si je vous raconte son histoire et si je vous dis pourquoi on me l'a donné.

— Est-ce votre mère qui vous l'a donné ? s'enquit Wang. Les mères se préoccupent toujours plus des prénoms que les pères.

— Non, je crois que c'est ma grand-tante Amélia qui l'a choisi, dit monsieur N'Importe Quoi. Mon nom est Savaractacus.

— Oh, mais c'est un très beau nom ! s'écria Tang, enthousiaste. Hourrah pour Savaractacus ! Et en avant pour notre voyage à Venise !

Wang prit une profonde inspiration. Il ne se sentait pas tout à fait aussi sûr de lui que Tang, mais il avait l'impression que les choses bougeaient dans le bon sens :

— Le sort en est jeté, mes amis, traversons la Manche !

Les trois fantômes ne se le dirent pas deux fois. Très vite, Douvres fut derrière eux, et, peu de temps plus tard, ils arrivèrent, très maîtres d'eux-mêmes quoique passablement tendus, dans le port de Calais.

—      Il vaut mieux que nous allions d'abord boire un verre au Café de la Poterne, dit Savaractacus. C'est par ici, en haut de ces marches.

Ils les gravirent, et le frère et la soeur furent rudement contents d'avoir avec eux monsieur N'Importe Quoi, car il savait le français. Il bavarda même si gaiement avec chacun des fantômes rencontrés dans ce petit café, qu'au moment où ils voulurent se remettre en route, un fantôme français, dont le nom était Rimpoperin, demanda la permission de les accompagner. Ce qui lui fut accordé de tout coeur.

— Je vous propose, dit Rimpoperin à monsieur N'Importe Quoi, de sauter l'escale de Paris et de voler directement vers Florence. Le temps a l'air de se couvrir, et quand il ne fait pas beau, il vaut mieux être à Florence qu'à Paris.

— Qu'en pensez-vous ? demanda poliment Savaractacus, se tournant vers Tang, qui, à son tour, se tourna vers Wang.

Il était clair que les jeunes fantômes préféraient se trouver le plus loin possible, s'il devait y avoir des éclairs, du tonnerre, de la pluie et de la grêle. C'est du moins ce que Savaractacus déduisit du dialogue muet dont il fut le témoin. Les deux jeunes fantômes opinèrent, et tous les quatre se mirent en route sous la direction de Savaractacus, car, quoique Rimpoperin fût un esprit continental, on voyait bien que c'était monsieur N'Importe Quoi qui avait le plus d'autorité des quatre.

Ils volèrent à une altitude suffisante pour échapper à l'attraction de la fameuse Scala de Milan, et lorsqu'ils eurent atteint Florence, ils s'installèrent pour la nuit à l'abri du Dôme, où ils se retrouvèrent au milieu d'un  grand nombre de fantômes beaucoup plus vénérables qu'eux-mêmes : fantômes fameux, de toutes les époques de l'histoire d'Europe.

Au Pays de Galles et en Angleterre, les esprits ont coutume de chercher refuge dans des ruines : celles de quelque arche massive, d'un mur ou d'une chapelle. Mais les fantômes italiens ont des traditions différentes, qui varient même selon qu'ils hantent telle ou telle partie de l'Italie. Ici, à Florence, la coutume la plus ancienne voulait qu'ils s'allongeassent les uns serrés contre les autres, autour de quelque monument célèbre, dont le fantôme historique leur servait en quelque sorte de gloriette.

Il y eut toute une contestation entre Rimpoperin et Savaractacus, pour savoir où il convenait de loger leurs deux jeunes amis, mais ils finirent par découvrir un endroit merveilleusement abrité qui les mit d'accord; non pas un de ces monuments connus dans le monde entier, mais une véritable dentelle de pierre de la plus exquise délicatesse, qui les protégea néanmoins des vents froids. Là, Wang et Tang dormirent dans les bras l'un de l'autre, avec Rimpoperin d'un côté et Savaractacus de l'autre. Des fantômes comme eux, d'ail­leurs, n'empêchaient jamais les mouvements des vi­vants, qui, en passant leur chemin, les traversaient sans même s'en apercevoir. A peine étaient-ils conscients d'une curieuse accentuation du sentiment de révérence qu'inspirent la poésie et l'histoire, quand on les associe à un endroit particulier.

 

 

 

 

Chapitre 2

Avant de quitter Florence pour Venise, ils furent reçus en audience par le roi des fantômes florentins. Son nom était Tarralalako et il fit une impression durable sur les quatre voyageurs. On les avait conduits devant lui avec d'autres esprits de passage, mais ce fut à eux surtout qu'il s'adressa. De leur côté, ils se firent un devoir de lui montrer à quel point ils y étaient sensibles.

— Ce que nous, fantômes, ne devons jamais ou­blier, dit Tarralalako, c'est que nous sommes une espèce à part. Tous les autres êtres sont destructibles. Nous sommes indestructibles. Tous les autres ont des devoirs nationaux, raciaux, tribaux, communaux, lo­caux ou domestiques. Nous, nous n'en avons aucun. Excepté, bien entendu, ceux que les monarques locaux dans mon genre ont à remplir, en respect de traditions aussi anciennes que le Soleil et beaucoup plus an­ciennes que la Lune.

Quand le roi en arriva à ce point de son discours, les derniers de ses autres auditeurs s'éclipsèrent en douce, et il ne resta plus pour l'écouter que nos quatre amis. Il continua :

— Ce que je voudrais vous faire observer, Madame - les autres virent que Tang était ravie d'être ainsi distinguée -, comme du reste à vos trois compagnons, c'est qu'il est beaucoup plus sûr, quand on est un petit groupe au milieu d'une foule inconnue, de s'appeler par des noms simples et familiers, si possible d'une syllabe. Je sais quels nobles noms, dit-il en regardant Rimpoperin et Savaractacus, sont les vôtres, Messieurs. Mais je suis sûr que si vous vous appeliez entre vous, et si vous permettiez à Monsieur Wang et à Mademoiselle Tang de vous appeler par des noms courts et familiers, vous échapperiez à bien des dangers.

Savaractacus et Rimpoperin, mais aussi Wang et Tang, regardèrent le roi, surpris et intéressés.

— Puis-je demander à Votre Majesté, dit Rimpoperin, comment Elle suggère que nous nous appelions ?

— Ma foi ! répondit Tarralalako d'un ton décidé, je pense que Pop et Sock vous iraient très bien. Et comme les noms de nos jeunes amis n'ont pas besoin d'être abrégés, je pense que Wang-et-Tang iraient très bien avec Pop-et-Sock.

— Ainsi soit-il ! s'écrièrent, ravis, Wang et Tang.

— Nous sommes d'accord aussi, et nous vous obéirons à la lettre, dirent, d'une seule voix, Savaractacus et Rimpoperin.

 

 

 

 

Il fallut un bon bout de temps à nos quatre amis  Wang-et-Tang et Pop-et-Sock pour sortir de l'embou­teillage de fantômes qui est endémique au centre de Florence. Depuis les milliers d'années que des gens y vivent, y meurent et en deviennent les champions fanatiques, après être morts pour ainsi dire dans ses bras, tout amateur de spectres qui parcourrait l'Europe avec la même passion pour les spectres qu'ont certains naturalistes pour les papillons, se sentirait obligé, à Florence, de faire un discret détour par la banlieue, de peur de se cogner, par inadvertance, au spectre de quelqu'un ayant, à son époque, apporté une contribution mémorable à l'histoire de la civilisation.

Tandis qu'ils se dégageaient de cette foule fantômatique pour continuer leur voyage aérien, aucun des trois esprits mâles ne ressentit la profonde émotion qui s'empara de Tang. Ce n'est pas que les hommes aient moins de coeur que les femmes, mais ils ont toujours tendance à laisser ce qu'ils font prendre le pas sur ce qu'on pourrait appeler la palpitation permanente du pouls de l'esprit devant le drame des choses. Tang fut la seule à se retourner sans cesse, pour jeter chaque fois un dernier regard à ce qu'ils laissaient derrière eux. Elle ne devait jamais oublier ce spectacle. On eût dit une montagne d'immortels corps d'ombre, frémissant comme les feuilles d'une immense forêt élyséenne, balayées par un vent océan qui aurait, parcouru des milles et des milles d'eau salée. Et Tang pensa :

— Les historiens peuvent bien parler tant qu'ils veulent de montagnes de crânes empilés par des tyrans sanguinaires. Cette montagne de spectres, précipités là par amour éperdu de cet endroit fameux, est bien plus bouleversante, dans la tragique intensité de sa houle et de ses battements, que n'importe quel tas de crânes.

 

 

 

 

Au bout d'un temps qui leur avait paru court, nos quatre amis déambulaient paisiblement dans un petit bois plein de buissons épais et d'arbres minces, de mousses, de fougères, de champignons, de roseaux, de souches couvertes de lierre et de racines serpentantes qui s'étaient aventurées hors de terre et jouaient à appartenir à l'air et au soleil, un petit bois qui était au bord du Lido. Pop et Sock avaient même déclaré inconcevable qu'un petit bois si joli, si simple et si ordinaire - qui aurait pu se trouver dans le Sussex ou dans le Dorset - les eût attendus sur les rives du Lido, à Venise.

— Ne retournons pas à cette place Saint-Marc ! s'écria soudain Sock.

— N'allons plus traîner sur ce foutu Rialto ! s'écria Pop.

— J'en ai marre de notre ami à la gondole ! explosa Wang. Je ne veux plus revivre un autre thé comme celui que nous avons pris chez sa grand'mère !

Mais Tang se retourna, véhémente, sur les trois hommes :

— A quoi sert d'avoir fait tout ce chemin pour venir à Venise, où j'ai eu envie de venir toute ma vie, si c'est  pour ne rien aimer quand on y est ? J'ai l'impression que c'est moi qui suis devenue folle ! Est-ce que nous ne voulions pas venir à Venise plutôt qu'aller n'importe où ailleurs ? Et nous voilà dégoûtés des gondoles, écoeurés du Rialto, incapables de supporter le Lido une minute de plus ! Ne ferions-nous pas mieux d'aller tout de suite à la gare, demander l'heure du prochain train pour Rome ? Il est clair que personne n'a envie de passer une autre nuit ici ! Combien avons-nous entendu cette femme dire qu'elle faisait payer pour loger dans son sous-sol ? Et n'a-t-elle pas dit à l'homme « je n'ai jamais laissé un vagabond comme vous monter dans mes étages » ?

De toute évidence, une sérieuse discussion s'imposait pour décider de ce qu'il y avait lieu de faire. Les quatre fantômes allèrent s'asseoir sur un banc, qui se trouvait - allez savoir pourquoi - dans ce recoin écarté.

— Les gens s'aperçoivent-ils au premier coup d'oeil que nous sommes des fantômes ? demanda Sock.

— Évidemment qu'ils s'en aperçoivent ! répondit Rimpoperin. Malgré nos bras, nos jambes, notre cou, notre tête, nos pieds et nos mains, nous ne ressemblons pas à des gens ordinaires. Nos visages sont blancs et un peu livides. Nous avons l'air des ombres désincarnées que nous sommes. Si nous allions à Rome par un train de nuit, il faudrait nous assurer qu'il y a bien une voiture avec un compartiment où nous puissions tous nous asseoir les uns en face des autres, et à côté d'une fenêtre.

— Quelqu'un peut-il me dire, questionna Pop, pourquoi la vie est tellement plus compliquée pour nous, maintenant que nous sommes morts, que lorsque nous étions vivants ?

— Parce que, répondit Sock, ne vois-tu pas, vieux sot, que personne ne veut te voir, une fois que tu es mort ? Que personne ne veut rien avoir à faire avec toi, une fois que tu es mort ? Que personne ne veut te toucher ni même t'approcher !

— N'est-ce pas parce qu'ils ont peur ? dit Tang. N'est-ce pas parce qu'on raconte tant d'histoires sur nous dans les livres et qu'on nous y fait beaucoup plus terrifiants que nous ne le sommes ?

— Bien sûr ! C'est justement pour ça, dit Pop, que nous ne pouvons pas aller le bec enfariné au guichet de la gare, demander des billets pour Rome. Que ce soit pour le train de nuit ou pour un autre train... Le préposé aurait une attaque. Tout ça, voyez-vous, c'est parce qu'il n'y a que dans les batailles et lorsque les bateaux coulent que les gens meurent en grandes quantités à la fois. D'ordinaire, quand le spectre de quelqu'un sort de son corps, c'est dans une chambre à coucher ou une salle d'hôpital. Pourquoi n'a-t-on jamais admis que, lorsqu'une personne passe l'arme à gauche, son spectre sort de son corps ? On n'entend jamais un traître mot là-dessus. Jamais on n'a observé personne en train d'éjecter son fantôme de son corps. Les gens disent « il a rendu l'âme », mais personne, autant que je sache, n'a jamais surpris un moribond en train de la rendre ! J'aimerais tout de même bien savoir comment ça se passe. Comment fait-elle ? Comment avons-nous fait nous-mêmes ? De quelle manière s'y prend le fantôme pour quitter son corps ? Se détache-t-il de tout le corps à la fois, alors qu'il est exposé sur son lit de mort, ou se glisse-t-il en catimini, de la partie du corps la mieux cachée par les couvertures, pour se faufiler hors de la chambre et descendre furtivement les escaliers, pendant que ceux qui veillent le mort ou la morte regardent son visage ?

À ce point-là de son discours, Pop souleva une question importante, qui angoisse l'humanité depuis des millions d'années, probablement depuis que ses premiers ancêtres sont sortis de la mer :

— Que nous arrivera-t-il, à nous, esprits, tout à la fin ? La plupart des hommes, lorsqu'ils parlent de la mort, appellent leurs fantômes leurs âmes. Ce mot « âme » est, chez eux, immanquablement lié aux mots « ciel » et « enfer », et ces deux mots-là sont eux-mêmes indissolublement liés à un créateur omnipotent appelé « Dieu ». Ce Dieu possède les meilleures et les pires caractéristiques de l'espèce humaine. Il manifeste un amour profond à ceux qui l'aiment les yeux fermés, et une haine aussi profonde à ceux qui refusent de l'aimer. Il accueille les premiers dans un éternel paradis et se délecte à voir brûler les seconds dans des flammes tout aussi éternelles. L'espèce humaine a inventé un autre être, en guise de pendant, de vis-à-vis commode à ce Dieu. Il…

— Oh, vous voulez dire le Diable, s'écria Sock avec enthousiasme.

— Oui ! Et je dois dire que c'est une invention assez passionnante ! Il est supposé s'être disputé avec Dieu au Paradis sous le nom de Lucifer et s'être ensuite précipité sur la terre, toutes affaires cessantes, pour bousiller, autant qu'il est en lui les voies et les plans du Seigneur. Pour ma part, je ne puis m'empêcher de lui souhaiter tout le succès possible, chaque fois que je le vois occupé à contrarier les cruautés diaboliques de Dieu. Mais naturellement, ce sont des diables tous les deux !

— Ah, que je suis d'accord avec vous ! s'exclama Tang. Et quel dommage que nous, Saxons, n'ayons pas inventé des dieux comme Zeus et Poséidon, et des déesses comme Héra-aux-Bras-Blancs et Pallas Athéna ! Avouons que ces divinités-là sont plus intéressantes qu'Ódinn, Thor et Freya ! Mais si ça ne vous ennuie pas que je revienne au sujet - et Tang jeta un rapide coup d'oeil à la ronde - j'aimerais que vous me disiez, si un de vous le sait, comment, quand, où et dans quelle conditions nous mourons, nous, les spectres ? Car nous devons mourir, n'est-ce pas, d'une façon ou d'une autre et quelque part ? Il n'est pas possible que nous continuions à rôder autour de la terre jusqu'à la fin des temps ? Evidemment, le soleil peut voler en éclats. La lune peut tomber, elle l'a déjà fait. Alors la question sera réglée : nous serons annihilés avec le monde que nous hantons. Mais si le soleil n'éclate pas ? Si la lune ne tombe pas ?  Allons-nous devoir voltiger perpétuellement comme ça ? Est-ce que cette idée - et elle leur jeta un autre coup d'oeil en dessous - ne vous donne pas la chair de poule ? Sapristi ! Moi, je commence déjà à en avoir assez  de rôdailler ainsi autour de constructions historiques et d'endroits tenus pour sacrés depuis des millénaires ! Est-ce là tout ce qui nous reste à faire pour l'éternité ? Rien qu'à y penser, je grince des dents, pas vous ? Quand on est vivant et que la vie est insupportable, on sait qu'au pire elle finira avec la mort, quitte à se la donner soi-même. Mais nous ? Ne pouvons-nous vraiment pas mettre fin à notre vie de fantômes si nous la trouvons trop insupportable ?

Tang scruta, l'un après l'autre, les visages de ses trois compagnons. Sous leur lividité blanche ou grise, leurs physionomies étaient reconnaissables. Elle se dit que c'était cette vague identité sous-jacente, jointe aux vêtements qu'ils portent généralement encore, qui rend les fantômes des maisons hantées si faciles à identifier par ceux qui les rencontrent. Elle imaginait sans peine quelqu'un disant : « La nuit dernière, j'ai vu le fantôme d'Untel », car personne, pensa-t-elle, n'a jamais vu un fantôme sans être capable de l'identifier, quand bien même ce serait le fantôme d'une personne morte depuis mille ans. D'ailleurs, en mille ans, on a eu le temps de devenir célèbre, et les vêtements qu'on porte sont aussi célèbres que vous. Mais la question que je me pose, pensa Tang en elle-même, c'est comment nous pouvons mourir. Nous voici tous les quatre assis sur ce banc, dans ce petit bois près du Lido de Venise… Supposons que nous soyons pris d'une folle envie de disparaître. Comment nous y prendrions -nous ?

Elle n'eut pas le temps de s'interroger davantage, car Wang venait de prendre la parole :

— Venez, mes voltigeants voyageurs ! Envolons-nous jusqu'aux portes du Ciel ! En vol ! En vol ! En vol !

Cette exubérance était contagieuse. Tous les trois s'élancèrent à sa suite. D'abord Tang, puis Pop et Sock. Ils se mirent à monter, monter, monter encore. Et, à force de monter, ils se retrouvèrent vraiment à la porte du Paradis. Wang, sans vergogne et la tête encore vibrante de la valse victorieuse de son propre nom, cogna des deux poings à la porte, jusqu'à ce que saint Pierre vînt ouvrir.

— Nous sommes quatre bons fantômes, dit Wang, et nous sommes venus visiter le Paradis.

— Entrez, dit saint Pierre en refermant la porte derrière eux et en les introduisant dans une tonnelle où pendaient, partout, d'énormes grappes de raisin. Attendez ici un moment. Vous pouvez vous asseoir sur ce divan. C'est un divan confortable, je m'en sers moi-même. Je m'en vais aller demander audience à Dieu de votre part. Vous feriez mieux de prier tous les quatre en attendant. J'ai connu des visiteurs à qui j'ai dû montrer le plus court chemin  d'ici à l'Enfer.

 

 

 

Chapitre 3

Nos quatre amis n'attendaient pas depuis longtemps dans cette  agréable  tonnelle de vigne de saint Pierre, quand les échos d'un terrible hourvari secouèrent les couloirs du Paradis. Presque aussitôt, saint Pierre fit sa réapparition, traînant derrière lui ni plus ni moins que saint Paul.

— Mais je vous répète, protestait ce dernier, que Dieu ne me dit pas tout ce qu'Il fait ! Comment voulez-vous que je sache où Il est ?

— Mais Il est toujours dans le Saint des Saints, à cette heure de la journée ! criait saint Pierre. Il faut que vous sachiez où Il est ! Je vois bien que vous mentez ! Oui, je le répète, vous mentez quand vous dites que vous ne savez pas où Il est !

— Et je vous répète, moi, que je n'en sais rien ! hurla saint Paul avec indignation, en faisant d'une secousse furieuse lâcher prise à saint Pierre. Et je vais vous dire quelque chose qui vous étonnera encore bien davantage : savez-vous qui je viens de voir, occupé à rôder à la porte de derrière ?

— À la porte de derrière du Paradis ? s'exclama saint Pierre consterné. Mais j'y ai moi-même posté saint Jean et saint Jacques, c'est leur tour de garde ! Et je leur ai dit de ne pas bouger de là jusqu'à ce que j'envoie saint Marc et saint André pour les relever ! Je suis très méticuleux avec cette porte de derrière.

— Bonté Divine ! Ce n'est pas la peine de me le dire ! rugit saint Paul. Voilà des années que j'attends l'occasion de dire à Dieu qu'Il ferait mieux de fermer cette satanée porte une fois pour toutes ! Mais vous serez surpris - et Dieu aussi sera surpris, quand je L'aurai trouvé - si je vous dis qui je viens de voir, voltigeant par là, à l'instant même.

— Pour l'amour de Dieu, dites-le moi ! chuchota saint Pierre d'une voix bouleversée.

— J'ai vu le Diable lui-même ! Oui ! Satan ! En personne !

Ce fut à ce moment précis qu'à l'effarement, et pour tout dire à la grande frayeur de nos quatre amis, les sentinelles, suivies de deux autres saints dont ils décidèrent plus tard qu'ils devaient être saint Mathieu et saint Luc, pénétrèrent dans la charmille, traînant sans ménagements une figure terrifiante, qui jurait et blasphémait comme aucun d'eux, ni Sock, ni Pop, ni Wang, ni Tang ne l'avait jamais entendu faire auparavant.

— Alors, vous l'avez ! s'écria saint Paul.

— Vous avez attrapé le Diable ? s'ébahit saint Pierre.

Mais ce qui frappa nos amis de stupéfaction bien plus que la personne infernale qu'on traînait devant eux, ce furent les mots que braillait cette créature en essayant de se dégager de la poigne des saints. En vérité, ce que tous les assistants, médusés, entendirent, ce furent ces paroles inconcevables :

— Qu'avez-vous fait, esclaves de Dieu, et qu'a fait votre esclavagiste de maître de mon foyer ? Où est-il passé ? Qu'est-il devenu ? Où l'avez-vous mis ? L'avez-vous détruit ? Suis-je sans domicile pour toujours ?

Les six saints eurent vite fait de se rendre compte qu'il n'y avait nul besoin de maintenir le Diable de force. Ils virent aussi clairement que les fantômes que, tout ce qu'il voulait, c'était faire un discours.

— Ce qu'aucun de vous ne semble comprendre, dit-il tandis que les saints faisaient cercle autour de lui pour l'écouter, et sa voix indignée rebondit sur les murs de tous les couloirs du Paradis, c'est ce que j'éprouve à cause de la mort de Dieu ! Car il est évident que c'est bien ce qui est arrivé. Rien de moins. Dieu est mort ! Que la chose Lui soit arrivée dans l'espace, en route pour venir me trouver, ou ici, dans son Saint des Saints, peu importe. Ce que je sais, c'est que Dieu n'est plus. Désormais, il n'y a plus de Dieu. Ne me demandez pas comment Il a fait pour escamoter Son corps. C'est une question à laquelle je ne peux pas répondre. Tout ce que je sais, c'est que mon corps ne pourrait pas disparaître. Il a dû se débrouiller avec Son astuce habituelle. Il aura arrangé les choses pour qu'à l'instant même de Sa mort, Son corps se dissolve dans l'espace. Oui ! C'est ainsi qu'il a dû s'y prendre. Il a dû se dissoudre comme un brouillard dans l'espace. Mais c'est avant cela que l'Enfer, qu'Il avait créé pour ceux qui refusaient de croire en Lui, a cessé d'exister. Cet Enfer, c'est Lui qui en avait fait ma demeure, à l'instant même où, sous ma forme de Lucifer-Porte-Lumière, je Le défiais pour la première fois. Entre nous, il n'a jamais été aussi omnipotent qu'Il a essayé de le faire croire. Et, bien qu'Il ait réussi à me flanquer au fond de cet Enfer qu'Il avait créé tout exprès pour pouvoir se repaître des souffrances de Ses ennemis jusqu'à la fin des temps, Il n'était pas de taille à m'y tenir enfermé aussi facilement qu'Il y tenait enfermés les fantômes des hommes et des femmes. Mais c'est justement la raison pour laquelle je me sens si désorienté aujourd'hui : je n'ai plus nulle part où aller. Je me retrouve tout seul, sans but dans l'existence. Aussi longtemps que l'Enfer a existé, j'ai eu un foyer. Maintenant, je n'en ai plus. L'Enfer était une demeure très agréable, pour moi. J'y passais le temps à réconforter les pauvres humains qui se tordaient dans les souffrances. Je m'acharnais à leur expliquer que cela ne durerait pas toujours. Je leur enseignais que, depuis le commencement de l'Univers, lorsque j'avais eu ma première dispute avec Lui, qui, notez-le bien, était alors un Être tout différent du vieux Jéhovah juif, il s'était trouvé des prophètes pour prédire qu'un temps viendrait où Dieu et l'Enfer disparaîtraient pour toujours. Mes paroles apportaient beaucoup de consolation à ces fantômes de l'Enfer, qui, tout en ne souffrant pas autant que Dieu l'aurait souhaité, en enduraient quand même pas mal. Comme vous autres fantômes, un féminin et trois masculins assis là, pouvez bien vous l'imaginer. Oui, je vous assure, les paroles des prophètes, que je ne me lassais pas de leur répéter, les rassuraient énormément. Eh bien, ces paroles prophétiques, elles se sont réalisées. Et, du même coup, s'est évanoui mon seul foyer. Et mon seul but dans l'existence.

— Bon ! Eh bien, chers esprits visiteurs des Vignes du Seigneur, dit saint Jean, je crois que nous allons vous laisser. Car cette mystérieuse disparition de Dieu nous met beaucoup de travail sur les bras. Il va nous falloir fouiller notre bibliothèque de textes prophétiques pour éplucher tous les parchemins du Nouveau Testament, et voir si nous n'avons pas sauté quelques mots d'avertissement quelque part. Au temps des païens, les dieux de l'Olympe s'absentaient quelquefois pour aller visiter ceux qu'ils appelaient « les Bienheureux Ethiopiens », et qui sait si Dieu Tout-Puissant n'a pas fini par trouver notre compagnie fastidieuse et s'Il n'a pas eu envie d'aller converser avec des noirs et des peaux-rouges, comme on en trouve en Afrique. Ceci est d'autant plus probable que j'ai connaissance d'un fait  surprenant et, à la vérité, troublant, dont il y a peu de chances qu'aucun de vous ait entendu parler.

Saint Jean fit une pause, regardant Mathieu, Marc et Luc avec une expression que Wang et Tang, qui écoutaient de toutes leurs oreilles, trouvèrent provocante. Et il ajouta :

— Le fait est que Jésus a été vu en Sibérie et qu'une rumeur s'est répandue dans toute l'Église d'Orient, selon laquelle Il serait descendu d'un dôme, à Constantinople où il avait fait l'un ou l'autre miracle après son Ascension, et Il aurait dit à un Galiléen qui vivait là en L'attendant depuis longtemps, qu'Il avait l'intention de visiter chaque prison et chaque camp de concentration du monde entier, afin qu'en mourant tous les prisonniers, même s'ils devaient être exécutés, soient réconfortés par Sa présence…

— Puis-je vous demander, Monseigneur, interrompit Wang, si Jésus a l'intention de…

— Il n'y a pas de Monseigneur ici, répondit sévèrement saint Jean. D'ailleurs, j'ai du travail qui m'attend, je dois vous dire adieu !

Là-dessus, il s'éclipsa, abandonnant le Diable, à cheval sur un bloc de bois, avec Pop et Sock et Wang et Tang

— Ainsi, vous voilà sans abri, réduit au vagabondage, dit Wang au Diable. A mon avis, ce que vous auriez de mieux à faire serait de vous joindre à nous. Évidemment, vous n'avez pas fort l'air d'un fantôme. Autant que je puisse en juger, vous avez plutôt l'air d'un clown populaire. Mais quelque chose me dit que vous vous entendriez bien avec nous, et nous avec vous.

Le Diable sauta de selle et se mit à gambader, contrefaisant le ressuscité, titubant d'un coin à l'autre de la tonnelle comme quelqu'un qui aurait un petit coup dans l'aile et, de ci, de là, faisant mine de vouloir manger une des grappes de raisin prohibées.

— Arrêtez de faire l'andouille ! s'écria Wang. Venez vous asseoir ici et parlons sérieusement.

Le Diable fit ce qu'on lui disait. Il vint s'asseoir entre Wang et Pop. Visiblement, il avait un peu peur de Tang. Ceci ne fut pas sans intérêt pour elle, car elle s'était souvent demandé si l'histoire biblique d'Adam et d'Ève ne faisait pas allusion à une certaine entente entre la Femme et le serpent de Satan, de Lucifer, du Diable, n'ayant rien  à voir avec la tentation d'Adam par le fruit de l'Arbre Défendu, l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal.

— Toute cette histoire, se dit Tang sagement assise entre Wang et Sock, démontre qu'il y a, dans la nature masculine, une certaine simplicité puérile, contraire à une certaine subtilité impatiente contenue dans la nature féminine. L'attraction et la mésintelligence entre les sexes opposés, décida-t-elle, sont tout le terrain d'activité du Diable. La curiosité, la convoitise et la concupiscence d'un homme taquiné, tracassé, tarabusté, tourmenté et turlupiné par une femme, créent un Jardin d'Eden où il est impossible à un lion d se coucher en paix à côté d'un agneau, car le simple contraste entre un mâle et une femelle se débattant pour vivre en harmonie, exhale cette atmosphère indescriptible qui contient à la fois la rosée du matin et une vibration de tonnerre et d'éclairs étouffés.

 

 

 

Chapitre 4

 

Les quatre fantômes commençaient à somnoler, dans cette vigne d'un Seigneur absent. Le Diable, qui s'en aperçut, décida que, s'il voulait véritablement lier sa vie solitaire à la leur, il devenait urgent de les séduire, de les fasciner, de leur rendre si indispensable sa présence, que ce fussent eux, plutôt que lui, qui prissent l'initiative de proposer une association. Je dois les hypnotiser, se dit-il, leur inspirer l'irrépressible désir de ma compagnie, mais comment faire ?

— Vous rendez-vous compte, commença-t-il, assis très droit sur sa chaise de bar et les scrutant tous les quatre les uns après les autres de ses yeux sombres et perçants, que ce monde présumé réel est le seul qui existe ? Monde créé par un Dieu venant apparemment de disparaître à tout jamais, pour servir de champ de bataille entre Lui et moi, c'est-à-dire entre ce que les esprits bornés appellent le Bien et le Mal ? Vous rendez-vous compte, dis-je, que ce monde a vraiment des fondations très discutables ? Des limites très douteuses ? Des frontières très ambiguës ?

— Je crois que je vois ce que vous voulez dire, monsieur le Diable,  dit Tang sortant de sa somnolence et sentant son intérêt s'éveiller.

— Diable, ne vous y fiez pas, s'écria Wang. Cette fille croit qu'elle s'intéresse à tout ce qu'elle entend de nouveau. En réalité, elle ne s'y intéresse pas du tout.

— Mais si, je m'intéresse à ce que dit le Diable ! répliqua Tang avec feu. Et je m'y intéresse d'autant plus que j'ai toujours soupçonné qu'un jour, nous nous apercevrions que nous avons inventé Dieu, comme les villageois allemands visités par les frères Grimm leur ont inventé des contes de fées : pour rendre la vie un peu plus excitante, pour vaincre l'ennui au carré de l'existence quotidienne...

— Eh quoi, mon enfant ! s'écria Pop, voulez-vous réellement dire que nous avons inventé Dieu de toutes pièces ? Je suis sûr que, s'ils vous entendaient, vos parents seraient très choqués d'une idée aussi impie !

— Je me fiche de ce que mes parents penseraient, ou de ce que penseraient les parents de n'importe qui ! s'écria Tang, indignée. Ce qui compte, c'est qu'avec notre désir humain d'être bons, nous soyons allés jusqu'à inventer Dieu, pour avoir quelque chose d'archi-bon à révérer. Je vous le dis, mes pauvres amis, c'est notre besoin pathétique d'avoir à notre disposition quelque chose de plus grand, de plus saint, de plus solennel, de plus sacré, de plus étrange, de plus rare que nous-mêmes, devant quoi nous puissions courber la tête et « ployer le genouil », qui nous a fait inventer Dieu. Et quand nous découvrons que d'autres humains en ont marre de notre fichue invention, qu'ils en ont par-dessus la tête, qu'elle leur casse les pieds au-delà du tolérable, que faisons-nous ? Au lieu d'avouer honnêtement que nous sommes des obsédés, victimes d'une stupide idée fixe - nous jouons - présomptueux que nous sommes ! - les pontifiants fanatiques et posons au croyant pompeux attaqué par la canaille impie.

À ces mots, le Diable, sérieux comme tout et se tenant bien droit sur sa chaise haute, se mit à développer si éloquemment, pour les quatre fantômes, sa théorie de notre conception « à courte vue » de la vie, que tous l'écoutèrent avec une attention des plus flatteuses.

— Ce que je soutiens, dit-il, c'est que nous acceptons le monde les yeux fermés, je veux dire comme nous l'avons toujours vu, senti, connu, sans vraiment l'examiner. Maintenant, écoutez-moi bien. Que diriez-vous, si cette façon normale et naturelle d'envisager les choses pouvait changer du tout au tout, devenir entièrement différente ? Attention ! Je ne dis pas que notre conception normale est fausse et devrait être corrigée. C'est une conception à laquelle il sera sans doute souhaitable de revenir de temps à autre jusqu'à la fin des temps. Ce que je suis en train de vous dire, c'est qu'il doit presque sûrement y avoir une autre Dimension, peut-être plus d'une… Qu'est-ce que j'entends par « Dimension » ? Voyez-vous, mes amis, ce qu'il faut faire, c'est se demander ce qu'il y a d'essentiel dans le monde que nous connaissons, ce qui, dans ce que nous voyons, entendons, sentons, goûtons, fait que notre monde est ce qu'il est. Arrêtez-moi si je me trompe : n'est-ce pas ce que nous appelons hauteur, largeur, profondeur ? N'est-ce pas ce que nous qualifions d'angles, quadrangles, sphéroïdes, bosses, polarités ? N'est-ce pas la vue de portes entrouvertes, de plafonds en pente, d'encoignures de murs, de bibliothèques et de buffets en saillie ? Ne sont-ce pas ces creux et ces renflements, ces contours familiers de formes matérielles qui font le monde que nous connaissons ? Que nous soyons spectres ou diables, elfes ou animaux, le monde n'est-il pas ce que nous avons chaque jour sous les yeux en nous réveillant de notre nuit de sommeil ? Et maintenant, mes chers amis, que ressentirions-nous, si tout cela était balayé ? Si tout cela était remplacé par un genre de monde entièrement différent ? Je ne parle pas d'aller dans la Lune ou de nous rapprocher du Soleil; Je veux dire, si nous étions environnés par un arrangement complètement différent des choses que nous touchons, voyons, entendons, goûtons et sentons. Un arrangement si radicalement différent, qu'il n'y aurait plus ni collines ni vallées, ni ciel à contempler, ni rues à traverser, ni fenêtres pour regarder dans les rues, ni planchers sous nos pieds, ni plafonds sur nos têtes. Dans cette nouvelle Dimension, nous serions différents nous-mêmes ! Qu'aurions-nous à la place de nos corps, de nos têtes, de nos bras, de nos jambes, de nos mains, de nos pieds, de nos yeux, de nos oreilles, de nos bouches, de nos cous, de nos poitrines, de nos ventres, de nos fesses, de nos coudes, de nos genoux, de nos jointures… et de tout le reste ? Hélas, mes quatre chers amis, je suis incapable de répondre à votre question. Je ne sais pas, et le plus grand savant du monde ne sait pas non plus ce qu'une autre Dimension ferait à nos esprits. Mais je sais une chose, c'est qu'elle n'altérerait pas que le monde extérieur, celui que nous regardons. Elle altérerait aussi le monde intérieur, celui dont nous sommes une partie consciente.

— Me pardonnerez-vous, Diable, si je vous dis, à vous et à mes amis, exactement ce que je pense de tout ceci ?

C'était Sock qui parlait, et ses paroles firent bondir Pop.

— Notre nouvel ami que voici, s'écria-t-il, peut bien s'appeler Diable autant qu'il veut ! Moi, je dis qu'il est mille fois plus chic avec nous que Dieu ne l'a jamais été. Et vous ne m'empêcherez pas de…

— Laisse-moi finir ce que j'allais dire ! protesta Sock. Après, tu pourras parler !

Pop fit une drôle de petite grimace aux autres, mais il ferma son clapet. Le Diable se mit à le considérer avec plus de sympathie qu'il n'en avait jusque-là montré à personne. Et Sock poursuivit :

— Je ne crois pas un traître mot de toutes ces histoires d'Autres Dimensions. Je crois que les « autres dimensions » sont le genre de fariboles que les gens religieux inventent quand leur invention de Dieu tombe en quenouille. Et je pense…

— Qu'est-ce que les gens religieux viennent faire là-dedans ? cria Pop.

— Ils viennent faire que je les hais ! beugla Sock. Et veux-tu savoir pourquoi je les hais ? Parce que tous les gens religieux sont des charlatans, des couards, des menteurs, des hypocrites, des fripons adroits et des satisfaits perfides ! Voilà ! Il n'y a pas un seul être religieux réellement bon, réellement honnête, réellement désintéressé, réellement bienveillant, et encore moins réellement inspiré dans le monde, aujourd'hui ! Autrefois, je veux bien admettre que c'était différent, mais je parle de maintenant. Et maintenant, il n'y a plus une seule personne religieuse réellement honnête dans le monde. Si, par exemple, Jésus revenait d'entre les morts pour donner son avis, vous savez bien ce qu'il dirait : « Honte sur vous, Scribes et Pharisiens ! Hypocrites ! »

— Vois-tu quelque chose à répondre à ça ? demanda Wang à sa soeur Tang.

— Oui, mon trésor, dit sa soeur Tang. Et ce que j'ai à répondre s'applique à tout le débat que nous avons dans ces Vignes du Seigneur, mais c'est assez personnel et j'hésite un peu à en parler.

— Accouche ! s'écria Wang.

— Accouchez ! s'écria Pop.

— Allez-y, Dame entre les Dames, n'ayez pas peur ! s'écria le Diable. Je sais pourquoi vous hésitez. Vous avez une très bonne raison pour ça : vous êtes une femme ! Et la Bible ne dit-elle pas que ce fut une femme - tentée par moi, évidemment - qui fit manger à ce pauvre innocent d'Adam le Fruit de l'Arbre Défendu ? Et pourquoi, s'il vous plaît, ce fruit était-il défendu ? Encore une fois, la réponse est simple. Parce qu'il donnait à l'homme le droit d'être comme Dieu, de connaître la différence entre le Bien et le Mal. Je vous prie de me croire, Madame, si je vous dis qu'il y eut à une certaine époque, hors les murs de la ville de Troie, un grand tumulus funéraire, devant lequel chaque homme en passant devait s'incliner très bas ! Pourquoi ? Parce que c'était, et j'imagine que c'est encore, le tombeau de la reine des Amazones ! Quand les Amazones régnaient sur le monde, il n'y avait pas de guerres sanglantes, pas d'esclaves, pas de camps de concentration, pas de chambres à gaz, pas d'inquisitions, pas de châteaux de foutus Gilles de Retz1  à la barbe bleue ! En vérité, je vous le dis, dit le Diable, qui devenait de plus en plus sérieux à mesure qu'il s'échauffait, il y a chez les femmes une sagesse qui fait de ce que certains hommes aiment appeler un « Gouvernement Matriarcal », la meilleure forme de gouvernement que le monde puisse avoir.  Et pourquoi, demanderez-vous, ces hommes aiment-ils tant le mot « matriarcal » ? C'est simple : parce que tout au fond d'eux-mêmes, les hommes, même les plus sages, ne cessent jamais d'être des enfants ! Si vous prenez les propos des hommes réputés les plus sages qui aient vécu, des hommes comme Abraham, Moïse, Socrate, Spinoza, Kant, Newton, Goethe ou Nietzsche, vous vous apercevrez que leurs phrases les plus profondes contiennent un infantilisme abyssal, comme si un bébé se mettait à philosopher. Je pourrais vous trouver des exemples tout au long des siècles. Comment sir Isaac Newton découvrit-il la loi de la gravitation ? En regardant tomber des pommes ! Comment Kant découvrit-il la conscience d'un homme ? En l'appelant impératif catégorique. De quelle manière Goethe s'y prit-il pour nous expliquer comment il faut vivre ? En se servant des mots « Im ganzen resolut zu leben » : décider de vivre dans le foutoir entier.

 

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1 L'auteur confond ici le cardinal de Retz, auteur des célèbres Mémoires, avec le maréchal de Rais, compagnon de Jeanne d'Arc et réputé avoir fourni le modèle de Barbe-Bleue.  Conseillons au fantôme de John Cowper Powys de mettre son éternité à profit pour lire la belle étude qu'a consacrée à Gilles, M. Salomon Reinach, in Cultes mythes et religions, et de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant d'accuser un personnage historique des crimes que lui attribue quelquefois bien à la légère la postérité, parce que la postérité a une fâcheuse tendance à se laisser raconter n'importe quoi et à prendre pour argent comptant beaucoup de carabistouilles. Gilles de Rais, Macbeth, Richard III, Robespierre et la reine Brunehaut : quelques noms sur la longue liste des calomniés de l'Histoire. Sans parler du jury qui a condamné Socrate…

 

 

Dès que le Diable se fut laissé aller contre le dossier de la haute chaise d'où il leur avait adressé sa péroraison, Wang se tourna vers sa soeur :

— Alors, tu nous le dis, ce que tu voulais nous dire ? Cela a-t-il un rapport avec ce que nous venons d'entendre ?

Tang hésita un moment. Mais ensuite, elle « parla haut et clair », comme l'Homère de Chapman fit dans les oreilles du jeune Keats.

— Non, dit-elle, pas exactement. Mais j'apprécie beaucoup ce que notre ami le Diable vient de dire. Je crois qu'il tient là quelque chose d'important. Moi, ce que j'allais dire, c'est ceci. Je pense que c'est une grande erreur, de la part des hommes, de vouloir faire le travail des femmes. Même s'ils le font bien. Même s'ils le font mieux qu'elles. Et je pense que c'est une erreur non moins grande, quand les femmes font le travail des hommes. Même si, à leur tour, elles sont plus capables qu'eux de le faire.  Je crois de toutes mes forces que les femmes devraient recevoir les visiteurs et s'occuper d'eux, veiller à ce que la maison soit bien tenue, trouver si possible d'autres femmes pour les aider à la tenir, accorder une grande importance à leurs vêtements et à l'ornement de leur personne, apprendre à exceller dans l'art de diriger, de dominer toute espèce de réunion sociale, des sauteries aux dîners de cérémonie. En d'autre termes, plus une femme prend le contrôle de ce qui se passe dans la maisonnée, plus elle y gouverne tout, des enfants au berceau jusqu'aux vieillards impotents dans leurs chaises à roulettes, mieux ça vaut pour tout le monde. Ce dont les gens devraient se rendre compte, c'est que les moments importants de la vie humaine sont, comme dit le poète, « nos longues, longues pensées », quand nous rêvons tout éveillés. Je vous assure que le secret de toute vie humaine est dans la rêverie ! Non, le secret de l'univers, n'est pas que les hommes doivent se battre et se tuer à travailler, ni que les femmes doivent cuisiner et se faire suer à parader. Le secret de l'univers se trouve dans les rêveries des hommes et dans les rêveries des femmes. Comme dit le poète : « nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves ». Mais ces rêves ne sont pas ceux de la nuit. Oh, non ! Ce ne sont ni nos songes heureux ni nos cauchemars horribles. Ce sont nos rêveries diurnes. Si je devais peindre un tableau qui contienne le secret le plus profond de la vie, savez-vous ce qu'il représenterait ? Deux amoureux d'humeur pensive, assis côte à côte en face d'un feu sur un sofa, ou bien face à la mer sur une plage de galets, chacun regardant loin de l'autre, perdu dans sa rêverie. Je leur donnerais une expression légèrement nostalgique, avec une très faible touche de tristesse désabusée. Et j'arrangerais la léthargie et l'abandon de leurs membres d'une façon telle que tout, chez eux, indiquerait une descente langoureuse, oublieuse, dans le giron limpide et lisse de Notre-Dame du Léthé.

Wang applaudit à tout rompre la fin du discours de sa soeur et regarda autour de lui, persuadé que Pop, Sock et le Diable allaient faire chorus. Ce fut au contraire un silence de plomb qui lui répondit.

— Ce silence, pensa Tang, prouve que je suis dans le vrai. Wang n'a applaudi que pour entraîner les autres et me faire plaisir. Mais ce silence me plaît, à moi, plus que des applaudissements. Nous autres mortels, et peut-être même le Diable, sommes tout aussi honnêtes que les rochers, les pierres et les arbres, quand certains sentiments sont en jeu, et ce repli dans le silence prouve que j'avais raison. Qui ne dit mot consent.

Mais avant que ce silence consentant, ou, comme le pensaient Pop et Sock in petto, ce silence de mauvais augure prît fin, une idée extrême et désespérée s'empara de Tang.

— Ici, il faudrait que je discute avec eux à n'en plus finir, se dit-elle. Tandis que si je pouvais descendre jusqu'où l'Enfer a été, je suis sûre que j'y trou­verais quelques-unes des femmes les plus sages de tous les temps… Et il me suffirait de me lier d'amitié avec elles pour ne plus jamais me sentir seule dans cet abominable monde.

Mais elle ne se sentit pas le coeur de quitter son frère. Elle alla vers lui.

— Veux-tu venir un moment, Wang, s'il te plaît ? J'ai quelque chose à te dire.

Voyant que c'était sérieux, Wang se laissa docilement conduire dans l'antichambre, juste derrière la tonnelle de vigne, où Mathieu, Marc, Luc et Jean buvaient un verre de vin.

— Si nous descendions par ce passage, leur demanda la fillette-fantôme, trouverions-nous un endroit où mon frère et moi puissions parler seul à seule ?

— Certainement, mes chers, dit Mathieu.

— Montez les escaliers, dit Marc.

— La porte à droite, dit Luc.

— Et le couloir de gauche, dit Jean.

Tang, tenant la main de Wang, se dirigea suivant les instructions reçues, mais elle trouva le couloir interminable, sans aucun tournant et de plus en plus obscur. Tout à coup, le bruit d'une galopade leur parvint. Ils s'arrêtèrent, attendirent et, à leur indicible soulagement, le Diable, essoufflé, apparut, suivi de près par Pop et Sock.

— Dieu merci ! s'écria Wang.

— Pas la peine de Le remercier, pouffa le Diable, Il est hors du coup pour de bon. Je vous en supplie, mes très chers, pour l'amour de toutes les créatures encore vivantes, sortez-vous ce Dieu-Monstre de la tête une fois pour toutes ! Je vous dis qu'Il n'existe pas, comme Jésus l'a découvert pendant qu'on le crucifiait.

—  Où peut bien conduire ce satané corridor ? s'enquit Wang.

— En Enfer, répondit le Diable. Je veux dire qu'il doit bien finir par y conduire, comme tout chemin qui part du Ciel. Mais je peux vous y conduire par un raccourci, et avec plaisir même, car j'ai très envie d'y aller, moi aussi.

— Emmenez-nous-y, alors ! lui dit Wang. D… pardon, sapristi ! Que je suis content que vous soyez venu voir après nous.

— Dans ce cas, suivez-moi, dit le Diable, et il fit un pas vers le côté du corridor, qui était, à cet endroit devenu vraiment très étroit. Il frappa le mur de ses deux poings.

— Il est en bronze, dit-il, comme leur parvenaient des échos nettement métalliques.

 Il compta tout haut chaque coup qu'il donnait sur ce mur d'airain résonnant.

Et, naturellement, dès qu'il prononça le « sept », la barrière de bronze s'ouvrit, comme s'il avait touché le ressort d'un couvercle de boîte.

— Vous pouvez sortir la tête, dit-il à Wang.

— Mince, je peux voir la ceinture d'Orion comme si elle était à deux pas ! Vous nous avez mis sur la bonne voie. 

 

      Ha, ha ! Mathieu, Marc, Luc et Jean,

      Vous ne m'avez pas mis dedans !

 

Si nous faisons la belle par ce hublot céleste, avez-vous le pouvoir, Diable, de nous transporter tous les quatre jusqu'en Enfer ? Tout le monde a envie d'y aller, moi plus que quiconque. Ce Dieu qui prend plaisir à torturer les gens me donne de l'urticaire. Quand je L'imagine en train de se repaître du spectacle de Ses ennemis dans les flammes, et de leur murmurer à l'oreille que, maintenant, ils doivent croire en Lui, puisqu'Il a eu le pouvoir de les mettre là où vont ceux qui refusent de croire en Lui, je Le hais de plus en plus.

—  S'il vous plaît, quand nous serons en Enfer, pourrai-je voir mon poète préféré ? pria Tang en grimpant dans le sombre aéronef suscité par le Diable. Je parle de Francis Cowper, que Dieu adorait particulièrement tourmenter, parce qu'Il le savait si nerveux, si timide et si tendu !

—  En tout cas, vous ne verrez pas Dante, dit le Diable, car il a défié Dieu, pour finir. Et vous ne verrez pas Milton, car il aurait aimé que Lucifer fût son porte-flambeau. Mais vous verrez peut-être le cardinal Wolsey.

 

 

 

Chapitre 5

Jamais plus, de toutes leurs existences de fantômes, ni Wang, ni Tang, ni Sock, ni Pop, ne devaient oublier l'effet que leur fit l'Enfer, lorsqu'ils le découvrirent en quittant le vaisseau aérien dans lequel les avait amenés le Diable. Ils mirent pied à terre sur un sol de marbre noir qui s'étendait à perte de vue dans toutes les directions. Nul signe de créature humaine ou surhumaine dans ce lieu. À l'exception de ce parquet noir s'étalant à l'infini, il n'y avait rien à voir, rien à entendre, rien à sentir.

—  Pardon ? demanda Wang au Diable.

— Je disais juste, fut la réplique soigneusement pesée du Diable, qu'il y a un vaste dôme concave au-dessus de nos têtes, mais que nous ne pouvons pas le voir parce qu'il est trop énorme.

—  Je disais juste, fut la réplique soigneusement pesée du Diable, qu'il y a un vaste dôme concave au-dessus de nos têtes, mais que nous ne pouvons pas le voir parce qu'il est trop énorme.

—  Mais n'y a-t-il pas de spectres, ici ? demanda Wang, avec un peu d'agacement.

Il voyait bien que le Diable était embêté de devoir avouer sa totale ignorance quant à la nature du dôme invisible qui les surplombait, et il trouvait irritant que, les ayant amenés jusqu'à son ex-foyer, il ne pût rien leur en dire du tout.

—  Des spectres comme vous quatre ? Oh, non, pas que je sache. Souvenez-vous que les âmes des défunts que le Trois-en-Un s'amusait à tourmenter en leur fai­sant croire que c'était pour l'éternité étaient très différents de vous. Pourquoi ? Vous devriez le savoir mieux que moi. Tout ce que je peux vous dire à leur sujet, c'est qu'elles étaient plus proches que vous ne l'êtes des vivants, mâles et femelles. Tant par les sen­timents que par l'apparence. Vous quatre, c'est vrai, avez conservé à l'état d'ombres, une légère apparence de la femme, des hommes ou des objets que vous avez été, et même une trace des habits que vous portiez quand vos corps solides ont péri. Mais les sentiments qu'ils éprouvaient, leur capacité de plaisir et de dou­leur n'existent plus en vous. Vous êtes des apparences pures et simples, des apparitions, des fantômes. Si votre Trois-en-Un inventeur des tourments revenait à la vie et recréait les flammes de Son Enfer pour tortu­rer les âmes des gens, Il ne pourrait rien sur vous quatre. Vous traverseriez Ses flammes en toute impu­nité. Vous pourriez même chuchoter aux oreilles de Ses victimes, que Dieu finirait bien par périr Lui-même, et que Son Enfer Le suivrait. Vous ne pourriez évidemment pas leur prédire ce qui leur arriverait en­suite, mais vous pourriez en tout cas leur certifier que, leur Dieu-Créateur-de-l'Enfer une fois mort, il ne pourrait plus y avoir d'Enfer. Ni pour eux, ni pour personne. Mon opinion est qu'ils seraient réincarnés et recommenceraient une nouvelle vie sous forme de bé­bés. Si c'est vrai ou pas, je n'en sais rien, ni comment ils prendraient ça. C'est juste mon opinion personnelle.

Comme on peut l'imaginer, il ne se passa pas longtemps avant que Wang et Tang, campant là le Diable, avec Pop et Sock pour l'écouter raconter ses souvenirs, s'en fussent faire un petit tour à deux, sur le marbre noir de ce palais à l'abandon, qui avait été, pendant si longtemps, considéré comme la Cour de Séparation ultime entre les mystérieux empires du bien et du mal.

—  J'ai une idée formidable ! dit Tang. Une nouvelle. Qui nous concerne toi et moi. Mais il faut qu'on en discute. Et je bous d'impatience de savoir ce que tu en penseras.

—  Accouche ! s'écria Wang, le visage brillant d'enthousiasme, comme chaque fois que sa soeur trouvait quelque chose de nouveau et d'audacieux à lui proposer.

—  Bon. Je pensais à ce Dieu chrétien inventé par saint Paul. Tu sais, Wang, sa fameuse cruauté diabolique ? C'est ça que saint Paul devait déjà être en train d'inventer, quand il se délectait à raconter le martyre de saint Étienne, avec lui qui tenait les manteaux des tortionnaires et qui leur disait où frapper pour que ça fasse plus mal. Oui ! C'est saint Paul qui a fait tout ce tralala sur Dieu qui est amour. Et c'est lui qui a bassiné les païens, à coups d'arguments trop subtils pour être honnêtes, jusqu'à ce qu'ils se mettent bien dans la tête que l'amour et les tourments, ça va ensemble. Quand le fantôme de Jésus l'a intercepté, sur la route de Damas, pour lui crier « Paul, Paul, pourquoi me persécutes-tu ? », il aurait dû répondre « Parce que j'aime ça, Seigneur ! Parce que je sais que l'amour et les tourments ne font qu'un, et que si j'aime l'un, j'aime les autres. Et parce que Dieu est comme moi, ne vous en êtes-vous pas aperçu vous-même sur votre croix ? »

Wang regarda sa soeur avec un tantinet moins d'enthousiasme.

—  J'espère, se dit-il, qu'elle ne va pas me demander de jouer le rôle de Saül, de David ou de Samuel, pendant qu'elle fera la sorcière d'Endor…

—  Bon. Alors, voilà, frérot, je vais te la dire, mon idée.

Wang s'arrêta et pirouetta pour lui faire face. Les voix de Sock, de Pop et du Diable leur parvenaient encore, mais par vagues de plus en plus faibles. Comme des bribes de fumée s'étirant, s'enroulant dans les cavités invisibles de l'énorme dôme.

—  Pourquoi ne jouerions-nous pas, toi et moi, à être une sorte de déité absolument nouvelle ? Dieu est mort. L'Enfer est mort. Le Diable est devenu quelqu'un d'aimable et de gentil comme tout, et nous, nous sommes libres de faire ce qui nous amuse. Wang, je t'en prie, jouons à être une Divinité nouvelle !

—  Ma puce, pour une idée, c'est une idée ! s'écria-t-il. Et il l'empoigna, la souleva, la fit tournoyer plusieurs fois et l'embrassa passionnément sur le front.

—  Voici ce à quoi je pensais. Nous pourrions être un Dieu femme-et-homme. Je veux dire Un Être avec deux personnalités. Nous nous tiendrions très serrés l'un contre l'autre, pour avoir l'air d'un dieu à deux têtes, à deux visages, à quatre bras, quatre jambes et un seul corps. Pour ceux qui arrangent leur vie d'après le zodiaque, les Gémeaux seraient notre signe, avec la différence que nous aurions l'apparence d'un seul corps à deux têtes. Et il nous faudrait trouver un nouveau nom. Qu'est-ce que tu suggères ?

Pour toute réponse, il la regarda d'un air interrogateur. Après une petite pause, elle dit :

—  Tu ne trouves pas qu'il commence à faire un peu noir ? Pas moyen de savoir si c'est le soir ou le matin en Enfer, mais on pourrait toujours allumer la torche que le Diable nous a donnée.

Wang avait gardé cette torche à la main, s'en servant de temps en temps pour épousseter ses vêtements. Il plongea l'autre main dans son ombre de poche et en retira une très réelle boîte d'allumettes. Le moment où la torche s'embrasa devait leur rester gravé dans la mémoire aussi longtemps qu'ils en eurent une. À sa lueur, ils virent non seulement leurs visages respectifs avec la plus grande netteté, mais aussi quelque chose du terrible dôme, là-haut.

—  Ne crois-tu pas, demanda la fillette, que nous pourrions nous appeler Twang ? Twang serait un composé de nos deux noms, et en plus, il ferait penser au bruit de l'arc tirant des flèches mortelles. Dis-moi, Wang, comment faire pour se procurer un arc et des flèches ? Tu sais, c'est sérieux. Si nous voulons vraiment être le grand Dieu Twang, il est très important que nous soyons capables de tirer des flèches qui aillent jusqu'au bout de la terre.

—  Je connais une boutique, dans Regent Street, dit Wang, où il se pourrait qu'ils aient des arcs et des flèches.

—  Alors, allons-y tout de suite !

Ils estimèrent toutefois qu'il était de leur devoir d'annoncer leur nouvelle identité - celle de la divinité Deux-en-Un - à leurs camarades fantômes, Pop et Sock, avant de se rendre à Londres, pour acheter leur arc et leurs flèches. Mais la nouvelle causa une agitation à laquelle ils ne s'étaient pas attendus.

—  Quoi ? Comment ? Mais nous sommes tous égaux ! s'écria Pop, fantôme français. Vous ne nous êtes en rien supérieurs. Pourquoi, au nom du premier de tous les fantômes, qui a dû être Adam, Sock et moi devrions-nous vous traiter comme si vous étiez Dieu, quand l'Autre vient justement de débarrasser le plancher ?

—  J'appelle ça monstrueux ! fulmina Sock, fantôme anglais. Quelle impudence ! Quelle impertinence ! Quelle déloyauté ! Rien que parce que vous avez été frère et soeur dans votre vie, vous vous proclamez divinité double dans votre vie de fantômes, et vous nous reléguez, nous, qui dans notre vie avions des positions supérieures aux vôtres, au rang de subalternes, que dis-je, de domestiques ! À moins que vous n'ayez carrément décidé de nous laisser tomber… et, ma parole, je vois bien que c'est ce que vous avez fait !

Tang jeta un coup d'oeil inquiet à son frère. Elle vit qu'il était sur le point de foncer sur Sock et de lui flanquer un bon coup de torche dans la figure. Toute la subtilité de sa nature féminine vola à la rescousse. Il fallait empêcher ce carnage.

—  Pourquoi n'irions-nous pas à Londres tous ensemble ? proposa-t-elle d'une voix câline mais nullement implorante. Nous irions dans ce magasin de Regent Street où Wang dit qu'ils ont des arcs et des flèches et des tas d'armes médiévales. S'il s'achète un arc, j'aimerais bien m'acheter une de ces lances dont on se servait dans les tournois. Et je suis sûre que vous ne détesteriez pas vous acheter un casque à plumet ou un bouclier à blason armorié…

Le visage de Wang se détendit un peu, mais, Dieu que Tang fut soulagée, quand elle s'aperçut que le Diable était parmi eux. Il sut tout de suite qu'une que­relle venait d'éclater, et ce fut pour répondre à son re­gard interrogateur qu'elle se dépêcha de lui expliquer :

—  Nous étions en train de discuter d'une idée un peu folle qui vient de me passer par la tête : l'idée que Wang et moi devrions nous accoler l'un à l'autre jusqu'à ressembler à une de ces divinités de l'ancien temps qui avaient deux têtes, une masculine et une féminine. Et alors, j'ai dit que nous appellerions cet Être-à-Deux-Têtes Twang. Mais comme il nous faut l'armer, avec un arc et des flèches, et que Wang a dit qu'il connaissait un magasin, à Londres, où on vend ce genre de choses, j'ai suggéré que nous y allions tous ensemble. S'il vous plaît, venez avec nous monsieur le Diable. Envolons-nous vite pour Londres par la route la plus courte. J'ai pas mal d'argent dans mon porte-monnaie, vous savez… regardez… Et si vous nous accompagnez, cher monsieur le Diable, je vous achèterai quelque chose aussi. N'importe quoi de merveilleux à porter sur votre tête, vous n'aurez qu'à choisir. Et après, peut-être viendrez-vous avec nous visiter Rome et Athènes ? Je vous achèterai un déguisement, si vous ne voulez pas qu'on vous reconnaisse… et vous pourrez vous faire passer pour le roi Minos, ou pour Pluton, si ça vous fait plaisir.

—  Il me semble que j'aimerais en effet venir avec vous, répondit le Diable de sa voix la plus conciliante. Seriez-vous d'accord, Messieurs ? Et il tourna vers Sock et Pop un regard d'envie aussi touchant qu'il put.

—  Évidemment, dit Sock.

—  Certainement, dit Pop. Mais vous feriez bien de tenir nos frère-et-soeur à l'oeil ! Ils se sont mis dans la tête l'idée hurluberlue de prétendre qu'ils sont une divinité bicéphale appelée Twang, qui a un arc terrifiant et des flèches qui secouent le monde en faisant twanggg quand on les tire.

—  Soyez sans crainte, je ne les quitterai pas de l'oeil, répliqua le Diable. Je les aime trop pour laisser rien de fâcheux leur arriver. Ni à aucun de vous deux, d'ailleurs

Ce qui fit que Sock et Pop étaient, ma foi, de très bonne humeur, grâce à la sagesse du Diable, quand tous les cinq - si le dieu Twang peut être compté pour deux personnes en Un seul Dieu - se mirent en voyage pour aller faire leurs emplettes dans ce fameux magasin de Regent Street.

 

 

 

 

—  Savez-vous où je voudrais aller, ensuite ? s'exclama Tang, tout excitée. À Jérusalem ! J'ai toujours eu envie de voir le Temple de Salomon, et je donnerais la moitié de mon âme, si je pouvais garder l'autre, pour rencontrer le fantôme du roi Salomon.

Sock et Pop se regardèrent en hochant la tête.

—  Après ça, vous voudrez voir Jules César, sans doute !

—  Ou Alexandre le Grand !

—  J'ai comme une vague idée, souffla Tang d'une petite voix hésitante, que je pourrais rencontrer Cléopâtre…

À ces mots, tout le monde éclata de rire. Même Wang.

—  Vous croyez vraiment que vous avez une chance de rencontrer une femme comme elle, dit Pop, dans le Temple de Salomon ?

—  Euh… eh bien… dans le palais d'à côté peut-être, murmura Tang, il n'y a pas de raison. Salomon s'est bien entendu avec la reine de Saba, et je ne vois pas pourquoi il ne s'entendrait pas avec Cléopâtre. Je l'ai toujours imaginée tournant la tête aux plus grands sages de l'Antiquité. Vous ne pensez pas que Périclès en aurait raffolé ? Et que Pythagore aurait eu l'impression, en la voyant, que si elle le laissait seulement l'embrasser, il pourrait faire d'elle la mère d'une dynastie d'archi-druides grecs ?

 

 

 

Chapitre 6

Ce fut certes un moment très excitant pour eux tous, y compris pour le Diable, que celui où ils pénétrèrent dans le Temple de Salomon, ou plutôt, dans le grand édifice érigé sur son emplacement, pour transmettre à la postérité ses traditions sans égales.

—  Comment trouvez-vous vos nouvelles cornes ? demanda Tang au Diable, car ils s'étaient tous cotisés pour offrir à leur ami un couvre-chef médiéval surmonté d'énormes cornes de cerf noires, qui donnaient assurément à leur Méphistophélès l'air d'un monstre en règle.

—  Vous voyez comme elles me vont bien ! répondit le Diable aux anges. C'est drôle, mais… vous avez vu… tous ces gens n'arrêtent pas de nous dévisager. Tiens, n'est-ce pas sous ce grand portique-ci que Jésus a flanqué une raclée - avec le fouet dont il se servait pour son âne, j'imagine - à tous ces marchands que voilà ?

—  Vous pouvez parier votre tête que si, dit Wang, et que ces vieux marchands, avec leurs étalages et leurs comptoirs, sont les répliques exactes de ceux qui ont tant fait enrager le Sauveur.

Et maintenant, si on jouait ? dit-il à Tang en la saisissant par la taille et en la serrant très fort contre lui. Tiens ta tête aussi près de la mienne que tu peux, ma chérie, mais regarde dans une autre direction.

Le Diable rigola et, jetant un coup d'oeil circulaire aux marchands de sucreries, aux marchands de bimbeloterie, aux marchands de fruits et à la foule qui se bousculait de toutes parts, il se mit à clamer d'une voix solennelle, majestueuse et extrêmement officielle :

—  Place ! Place au Dieu Persan, au Dieu Babylonien, au Dieu Assyrien, au Dieu Ethiopien Bicéphale, au grand Dieu Twang ! Et que ces hommes solitaires, qui n'ont pas de femme, et que ces femmes esseulées, qui n'ont pas d'homme, entendent la parole du grand Dieu Twang. Il leur dira comment gagner le droit de s'unir à un homme ou de s'unir à une femme, pour leur plus grande béatitude, aussi longtemps qu'ils vivront et, après leur mort, aussi longtemps que leurs fantômes pourront se promener dans les rues !

La voix du Diable claironnait si puissamment et si officiellement, qu'elle produisit une véritable sensation dans la foule des marchands et dans la foule des acheteurs. Wang et Tang s'avancèrent, soudés l'un à l'autre et regardant fixement dans des directions opposées. Le Diable, heaume cornu en tête, venait derrière, et, de leur air le plus imposant, Sock et Pop fermaient la marche. Quand, d'un seul coup, d'un seul, tout changea, tout fut disloqué. Du palais, chargeant droit sur leur petite procession de fantômes, déboucha un fantôme terrifiant, un Fantôme Royal, nul autre fantôme en vérité que celui du roi Salomon lui-même.

—  Fichez-moi le camp d'ici ! cria-t-il sévèrement, avec autorité et d'une voix de stentor. Fichez-moi le camp, vous dis-je ! Il n'y a qu'un Dieu ici, qu'un roi, un temple, un trône, un autel ! Déguerpissez, ramassis de fantômes étrangers ! Déguerpissez, vous dis-je, ou sinon, ou sinon, ou sinon !…

Conduits par le Diable en casque à cornes de cerf, Tang et Wang se tenant par la main, et Sock et Pop volant côte à côte à la vitesse grand V, tous les cinq s'engouffrèrent sous le portique, sortirent dans la rue et s'enfuirent dans les airs, de plus en plus haut, par-dessus les murs de Jérusalem.

 

 

 

 

 

Quand ils furent tous, sains et saufs, dans la couche supérieure de l'atmosphère, Tang leur dit :

—  Wang et moi, nous allons nous cramponner à notre arc et à nos flèches. Je tiendrai l'arc et Wang tiendra les flèches. Mais ni lui ni moi n'avons la moindre idée de l'endroit où il faudrait aller. Aucun de vous n'a-t-il une suggestion à faire ?

Il y eut un moment de profond silence, pendant lequel ils continuèrent à voltiger, indécis, au-dessus de Jérusalem. Alors, avec un soupir si pesant que ses cornes en frémirent, le Diable leur annonça l'idée qu'il venait d'avoir :

—  J'aimerais, dit-il, visiter Hadès, l'Enfer de l'Antiquité, l'Érèbe, le Tartare! J'ai toujours eu envie d'y aller, mais je n'en ai jamais eu l'occasion. Nous pourrions y trouver Perséphone, qui fut kidnappée par Hadès, le roi du monde souterrain, à moins que sa mère Déméter n'ait enfin réussi à la ramener sur terre. Le danger principal à redouter serait le terrible chien Cerbère qui, paraît-il, garde l'entrée de ces lieux, mais je suis habile dans l'art d'amadouer les chiens méchants et j'ai conservé dans ma poche, ces derniers millénaires, une drogue capable de les plonger dans une transe qui les rend tout à fait inoffensifs. Et elle les attire si fort qu'ils ne peuvent s'empêcher de se jeter dessus et de l'avaler. Que dites-vous de cette idée, mes amis ? En fait, ce qu'il nous faudrait, pour nous aider à pénétrer sans encombre jusqu'au Tartare, c'est quelqu'un comme Nostradamus ou comme Paracelse, quelqu'un qui s'y connaisse en drogues et en potions, et qui puisse nous dire comment nous y prendre avec ce fichu Cerbère. Mais, bah, pourquoi ma drogue secrète, qui a si bien marché pendant si longtemps, ne ferait-elle pas encore cette fois son effet ? Qu'en dites-vous, Tang ? Vous qui êtes une femme, donc naturellement plus avisée que nous, cela vous intéresserait-il de visiter le Tartare ? Si Perséphone en est toujours la reine, qui sait, vous pourriez vous lier d'amitié avec elle… Peut-être, après tout, a-t-elle eu envie de s'affranchir de la tutelle de sa mère Déméter, et pas envie du tout d'être délivrée des Enfers… Mais la question délicate, voyez-vous, c'est que les conditions et les personnalités peuvent avoir beaucoup changé en cinq ou six mille ans, peut-être même dix mille, depuis le temps où Hésiode et Homère disputaient de toute l'histoire et de toute la poésie. Est-ce que l'un n'a pas dit à l'autre : « Que souhaiterais-tu, si tu pouvais avoir ce que tu veux » ? Et est-ce que l'autre n'a pas répondu : « Je souhaiterais n'être jamais né; et s'il fallait que je naisse, je souhaiterais ne jamais renaître après ma mort » ?

Tang, alors, répondit :

—  Oui, oh, oui, descendons au Tartare ! Je serais ravie de rencontrer Perséphone, ou Perséphoneia, comme ils doivent dire là-dessous. Je parie qu'elle n'est jamais retournée chez sa mère Déméter. Et d'ailleurs, même si nous ne la trouvons pas, nous pouvons être sûrs en tout cas de rencontrer des tas de gens passionnants. Et j'aimerais tant voir un de ces horribles monstres. Je voudrais voir Typhon ! Je voudrais voir Echidna, la mère de Cerbère ! Et…

—  Ce qui serait vraiment bien, dit Wang, ce serait de rencontrer quelqu'un qui y soit allé récemment. Quelqu'un qui pourrait nous dire comment nous y prendre avec Cerbère et les autres monstres, ce qu'il faut faire pour se concilier le roi des Ombres et comment échanger quelques mots avec Perséphone. Mais où trouver une telle personne ?

Pop et Sock relevèrent la tête avec une expression de ravissement mutuel. Pendant le discours un peu longuet du Diable, ils n'avaient cessé de chuchoter entre eux, avec encore plus d'animation que d'habitude. Sur un geste de Pop le désignant comme porte-parole, Sock s'exclama :

—  Mais c'est tout simple ! Nous l'avons ! Je l'ai lu dans Homère ! Nous avons à notre disposition la même messagère exactement qu'ils avaient au temps d'Homère !

—  De quoi diable parlez-vous, dit le Diable ?

—  Que voulez-vous dire au juste, Sock ? demanda Tang.

—  Il n'y a aucune créature homérique, dit Wang, excepté Gaia la terre, Hélios le soleil, et Séléné la lune, ou les planètes Mars et Vénus, à qui nous puissions nous adresser aujourd'hui à propos de quoi que ce soit qui concerne Homère ! Quelle mouche vous a piqués, tous les deux ? Qu'est-ce que - et Wang foudroya d'un regard de mépris Sock et Pop - vous êtes en train de suggérer au juste ? Vous croyez peut-être qu'il existe, de nos jours, des facteurs ou des télégraphistes disposés, comme Patrocle, à courir chez de vieux messieurs comme Nestor, pour leur demander s'ils n'auraient pas, par hasard, un médecin dans leur voiture ?

Sock et Pop se permirent d'abord de glousser un peu. Puis Sock, reprenant son sérieux, leur dit :

—  Vous avez oublié Iris l'arc-en-ciel. Si nous pouvions la faire venir jusqu'à nous sous sa forme humaine et capable d'agir sous sa forme élémentaire, nous aurions juste la personne qu'il nous faut ! Mais comment la faire venir ?

Leur conversation fut brusquement interrompue par une ravissante personne à l'allure céleste, qui surgit au milieu d'eux habillée en arc-en-ciel, avec la soudaineté magique de la pluie et de la lumière tombant ensemble d'entre les nuages. Une voix tintinnabulante comme le cristal dit :

—  J'ai entendu ! J'ai entendu ! J'ai entendu ! Dès que je vois un groupe de gens, réunis comme vous voilà, je pense toujours : quelqu'un va avoir besoin d'une messagère intelligente et rapide ! Et maintenant que je suis parmi vous, je vois que je ne me trompais pas ! Oh, comme je suis contente que vous soyez des fantômes ! Je peux vous le dire, les fantômes sont les seuls mortels avec lesquels je me sente à l'aise. Votre ami à cornes, lui, n'est pas un fantôme, je le vois bien. Mais il est des vôtres et, comme moi, sans avoir la démarche surnaturelle d'un fantôme, il a quelque pouvoir surnaturel qui lui permet de fendre l'air aussi vite que moi, qui ne suis certes pas un  fantôme ! Mes amis, je suis une terrible indiscrète quand quelque chose a piqué mon intérêt, et j'en ai entendu assez pour savoir que vous avez besoin de quelqu'un pour vous précéder au Tartare, apprendre au roi Hadès que vous souhaitez vivement lui rendre visite et lui raconter comment la science moderne a découvert des choses qui l'intriguent depuis longtemps : le bien, le mal, la faiblesse et la puissance, la conscience et l'inconscience. Il faudra que je lui explique la différence qu'il y a entre les âmes ordinaires des morts, parmi lesquelles il a vécu si longtemps, et les personnes comme vous, qui êtes une classe de gens sans commune mesure avec les âmes ordinaires des morts. Et, mes très chers, avant que votre avant-garde se mette en route, et quoique je m'attende à être encore là quand vous arriverez, dites-moi ce que vous souhaiteriez que je dise d'autre, de votre part, au roi Hadès, pour capter son attention et vous concilier ses bonnes grâces ?

 

 

 

—  Ecoutez, mademoiselle Iris, dit Tang avec fièvre, je vais vous dire quelque chose d'important. Certains d'entre nous ne savent pas quelle est leur apparence. Nous ne sommes pas tous, dites-le-lui, des fantômes de personnes particulières, à la manière dont toutes les âmes sont celles de personnes particulières. Certains d'entre nous sont nés comme ils sont, de choses qui ne sont pas des personnes du tout ! Ecoutez, Iris ! Ecoutez, précieux Arc-en-Ciel ! Je vais essayer de vous expliquer. Imaginez le parquet d'une chambre, où des enfants ont joué… au train électrique, avec des cubes, des maisons de poupées, des petites cuisines, des balles, des dominos, des ours en peluche et des meccanos ! Imaginez ce fouillis d'objets, d'images, de jeux et de jouets empilés les uns sur les autres, et imaginez-vous entrant dans la chambre et découvrant, médusée, ce capharnaüm. Oui ! Cela vous surprendrait-il que, sous vos yeux, un fantôme émerge lentement de tout cela ? Ou peut-être même deux ? Cela ne vous paraîtrait-il pas naturel que, de cette confusion particulière, dont chaque petite particule aurait aspiré les longues, longues pensées d'un petit garçon ou d'une petite fille, naisse une ombre vacillante, vagabonde, rêveuse, enchantée comme un souffle de vent sur l'eau - ombre mâle ou ombre femelle, selon le cas - qui aurait pour origine un Érèbe enfantin, au tréfonds d'un chaos minuscule ?

—  Je le lui dirai ! Je le lui dirai ! Avec moi, vous avez la messagère qu'il vous faut. J'attendrai votre arrivée auprès de lui. Et s'il ne comprend pas, je lui ferai comprendre ! Car, moi, j'ai compris à la perfection !

 

 

 

Chapitre 7

 

Elle doit être loin à l'intérieur, déclara Wang, lorsqu'ils se virent accueillis, aux portes de l'Érèbe, par les grognements de Cerbère, dont l'aspect sauvage les fit reculer d'effroi. Le Diable fit faire un tour presque complet à son casque, afin qu'une de ses cornes pointât en direction de Cerbère, devant lequel il s'inclina solennellement. À leur grand étonnement, Cerbère leur tourna aussitôt le dos et s'enfonça entre les formidables portes adamantines qui ont fait, de l'Érèbe, la prison de l'Abîme Ultime. Les portes se refermèrent derrière lui avec un roulement de tonnerre, et aucun des cinq visiteurs, pas même le Diable avec ses cornes de fer, ni Wang avec son arc, ni Tang avec son carquois plein de flèches, n'osa se risquer à le suivre.

Ils piétinaient, indécis, à la porte de lrèbe, comme si Cerbère eût encore été là, lorsque, soudain, les portes monumentales roulèrent une fois de plus sur leurs gonds et la longue queue noire d'un énorme serpent apparut. De panique, d'horreur, tous, même le Diable, firent un saut instinctif en arrière, à la vue de cette queue d'ébène hideusement tachetée, qui déroulait devant eux ses anneaux de plus en plus larges. Quand, à leur complète stupéfaction, la tête de la chose apparut et - le croiriez-vous ! - c'était la tête de la plus jolie jeune femme qui eût jamais possédé deux yeux bleus rieurs, d'espiègles fossettes et une délicieuse cascade de boucles blondes !

—  Entrez, chers, entrez ! Je suis Échidna, et ce stupide vieux grognon de Cerbère est mon propre enfant ! Si vous pouviez voir mon autre enfant, l'Hydre, vous auriez encore bien plus peur. C'est drôle, n'est-ce pas, que moi, qui suis la plus bienveillante des femmes, et soit dit sans me vanter pas trop mal de ma personne, j'aie reçu de la nature une queue de serpent, des enfants aussi épouvantables que Cerbère et l'Hydre, et une petite-fille comme la Chimère ? Mais, que voulez-vous, il faut bien prendre ce que la vie vous donne. Et comme j'ai l'honneur de le dire assez souvent au roi Hadès, ç'aurait été bien pire pour lui, si j'avais été une épouse importune… une enquiquineuse. Les choses étant ce qu'elles sont, je vaque à mes affaires, et Hadès - ou Pluton, comme certains de ses sujets l'appellent ici - vaque aux siennes. Voulez-vous que je vous dise ? Cela donne, dans l'ensemble, un mariage plus heureux que bien d'autres. Prenez celui de Zeus et de Métis. Elle était tellement plus maligne que lui, que, pour garder sa place de souverain des Olympiens, il a été obligé de l'avaler. Et pour quel résultat ? Cela empêche-t-il qu'elle ait des enfants dangereux ? Jusque dans le ventre du malheureux, elle a réussi à mettre au monde Pallas Athéna, qui s'est frayé un passage à travers tout le corps paternel pour émerger, en fin de compte, de son crâne rompu ! Et comme si ce n'était pas assez, ne voilà-t-il pas qu'elle est devenue la petite amie de sa propre femme Héra, qui était aussi sa soeur, de sorte que, vu la manière dont se conduisent ensemble ces deux déesses, il doit bien se rendre compte plus souvent qu'à son tour que son prestige de Roi des Dieux n'est plus ce qu'il était ! Hein, ça l'avance à quoi ?

Ce fut seulement quand Échidna eut disparu, engageant sa progéniture à la suivre au sombre séjour, que nos quatre fantômes et leur ami le Diable se rendirent compte qu'ils allaient devoir affronter un être beaucoup plus terrifiant que la mère de Cerbère et de l'Hydre, et grand-mère de la Chimère.

Ce monstre-là n'était autre que Typhon, dont le père était l'Érèbe, et qui avait été le rival de Zeus. Rival qui avait bien failli du reste être son vainqueur. À la vérité, il s'en était fallu d'un cheveu, et il n'avait jamais manqué de prophètes pour affirmer que Typhon était destiné à régner un jour ou l'autre sur l'univers. Mais Zeus l'avait vaincu en foudroyant à coups d'éclairs chacune de ses nombreuses têtes, si bien qu'il ne restait plus de lui que son corps volcanique, sifflant, tonnant, grondant, roulant  et crachant le feu. Corps si amalgamé, cependant, à l'Érèbe et au Tartare, ces deux abîmes mi-animés mi-inanimés de filtration cosmique, ces deux marécages sans fond d'enchaînements élémentaires, ces deux auges planétaires du possible et de l'impossible, que nos quatre amis et leur Diable de complice, découragés, se dirent qu'il n'y avait rien d'autre à faire qu'à se retirer sur la pointe des pieds de la demeure de Sa Majesté Plutonienne, Hadès.

Mais à peine venaient-ils d'esquisser un geste de retraite qu'une voix féminine, claire, articulée et vigoureuse, se fit entendre. Et qui croyez-vous qui fut là, soudain, devant eux ? Perséphone elle-même !

—  N’ayez pas peur, mes très chers, leur dit-elle. Ce ne serait pas ma mère Déméter, par hasard, qui vous aurait demandé de venir ? On m'a fait dire qu'elle était morte. Mais j'ai cessé depuis longtemps de croire ce que disent les gens qui viennent du monde extérieur. Vous, vous avez l'air différents des autres. Vous, bien sûr, et elle fit un petit signe de tête familier au Diable, je vous ai déjà rencontré plus d'une fois. Mais vous quatre, quel genre de personnes êtes-vous ? S'il vous plaît, renseignez-moi bien sur votre compte, que je puisse expliquer au roi Hadès, car il est un peu préoccupé par votre arrivée qui a mis, comme vous pouvez l'entendre, notre vieux Typhon dans tous ses états.

—  Chère dame, répondit Tang avec urbanité, et tout le monde put voir que la douceur de sa voix faisait une excellente impression, nous sommes ce que, dans notre partie du monde, on appelle des spectres, des fantômes. C'est-à-dire que nous ne sommes pas des « âmes » de personnes mortes, mais que nous ne sommes pas non plus des gens encore en vie, au sens humain habituel. Nous sommes entre les deux, à moitié morts et à moitié en vie. Nous pouvons, de beaucoup de façons, nous conduire comme les âmes des morts, mais nous pouvons aussi, de beaucoup de façons, nous comporter comme si nous n'étions jamais morts. Cependant, nous sommes morts, et nous ne pourrons jamais revivre d'une vie humaine normale. Je suis ravie que vous connaissiez déjà le Diable, car il est devenu, depuis peu, un très bon ami à nous. Lui, bien sûr, est un être surnaturel, comme le roi Hadès, à qui nous vous supplions de nous laisser rendre visite. Et, oh non, Madame, votre mère Déméter ne nous est jamais apparue, quoique nous en ayons souvent entendu parler. Vous en savez certainement plus que nous sur ce qui a pu lui arriver. Mais, si je peux respectueusement donner mon avis, Madame, je crois qu'elle est morte.

— Entrez, mes enfants, dit Perséphone. Vous vous reposerez dans le vestibule pendant que j'irai rendre compte au roi Hadès. Non ! Tu arrêtes de grogner et de siffler, Typhon ! Retourne à l'Érèbe ! Et dis-leur, au Tartare et à lui, ce que tu as entendu raconter par cette jeune fille. Dis-leur aussi que je m'en vais les présenter au roi Hadès. Mais pas avant de lui avoir répété ce qu'ils m'ont appris.

Typhon lui obéit et, ouvrant la marche, il disparut bientôt dans les profondeurs du sombre palais. Perséphone les escorta jusqu'à une grande antichambre-vestibule, où elle les installa confortablement pour attendre, pendant qu'elle allait raconter son histoire au roi Hadès.

Wang, Tang, Pop et Sock se mirent à regarder autour d'eux avec le plus vif intérêt. Le Diable, jouant non sans quelque fierté les guides, les gratifia d'un petit laïus explicatif, au pied de chacune des impressionnantes statues qui décoraient l'antichambre. Wang ne put s'empêcher de se rappeler leur attente similaire dans l'antichambre du Paradis, où les quatre évangélistes les avaient reçus avec tant d'exquise urbanité, et où le Diable ne pouvait que voleter à la porte de derrière. Mais les statues, dans cette antichambre des Enfers, étaient vraiment superbes à voir. Il y en avait une de l'Érèbe, une du Tartare, une de Circé, une de Déméter, une de Cronos, une d'Héra, une de Pallas Athéna, une de Métis. Et la plus belle de toutes était celle du prudent Ulysse. Elle semblait posséder, dans son coeur, dans sa tête, dans son expression, et surtout dans l'atmosphère qu'elle sécrétait, l'essence même de la poésie d'Homère. Spécialement celle de l'Iliade.

— Dans l'Odyssée, ce n'est pas pareil, se dit Tang. Ulysse et Nausicaa ressemblent à des personnages de roman moderne. Mais tout est différent dans l'Iliade, où il n'y a pas de héros ni d'héroïne particulièrement romanesque, et où, si on s'en tient au verdict des lecteurs sensibles, ce ne sont pas Hector-le-Doux-Guerrier ni Achille-au-Pied-Léger fils de Thétis la Néréide, ni Agamemnon, ni Ménélas, ni même Diomède fils de Tydée qui nous émeuvent, mais plutôt Patrocle, le bien-aimé d'Achille et de sa favorite Briséis. Sa personnalité nous touche, et sa mort, de la main d'Hector, nous affecte bien davantage. Si Hélène de Troie avait pu connaître Patrocle comme elle a connu Hector, elle aurait eu en lui un véritable ami de plus, un ami qui l'eût comprise bien mieux que ne le fit jamais ce bellâtre bon à rien de Pâris !

Perséphone, l'aimable introductrice de nos cinq visiteurs chez Hadès, mettait tant de temps à faire comprendre à ce monarque qui étaient ses visiteurs, ou plutôt, ce monarque mettait tant de temps à comprendre ce qu'elle lui disait, tellement sa tête était farcie de noms d'intrus plus anciens et plus célèbres, que nos quatre amis, d'ailleurs encouragés par le Diable, ne résistèrent pas à l'envie d'aller explorer les retraites de l'Érèbe et du Tartare.

Téméraire curiosité ! Aucun des cinq, pas même Tang, et Wang moins encore, n'avait la moindre idée de ce qu'ils allaient trouver. Le Diable lui-même se faisait, là-dessus, quelques idées fausses. Quoi qu'il en soit, ils se lancèrent bravement dans leur audacieuse entreprise : d'abord en direction des rives du Tartare, ensuite, vers celles de l'Érèbe.

Il atteignirent assez vite une lisière de sable. Ce sable, et on voyait bien que c'était le temps qui avait fait cela, était durci par cinquante mille ans d'existence. La plage qu'il formait était constamment, lentement, patiemment, incessamment, éternellement lavée par un incalculable volume d'eau d'une couleur presque mais pas tout à fait noire, qui possédait le pouvoir réfléchissant des miroirs. Ainsi l'Océan, là où il est le plus profond, semble régner, par le sombre poids de ses ondulations et de ses courbes, non seulement sur les créatures aquatiques qui vont et viennent dans ses flots, mais aussi sur la qualité des coquillages, des récifs de coraux, des fossiles et des algues, qui ont séjourné et duré dans ces replis obscurs pendant que des continents de terre devenaient des océans d'eau, que des kyrielles de sons s'abîmaient, palpitantes, dans d'insondables vallées de silence, et que des cryptes volcaniques descendaient, bouillonnantes, dans des gouffres d'impénétrable néant. Cieux et terre ! Mais quel changement ce fut que de passer des bords du Tartare à ceux de l'Érèbe ! Si le premier était une masse d'éléments démoniaques, le second était la bouche de ce qui se trouve en-dessous de tout ce qui existe. Oui, le Tartare était le grouillant, le multiple et l'archi-varié dans son éternel ressac, mais l'Érèbe n'était rien qu'un gouffre sans fond de mort noire en réponse à la vie, une riposte indicible de l'uniformité de la Réalité Ultime, à chaque angle, à chaque courbe, à chaque souffle, à chaque hoquet, à chaque gargouillis de tout ce qui, si répugnant et même épouvantable que ce soit, n'en est pas moins l'élément de vie qui préfère avaler l'abomination de la désolation, plutôt que disparaître dans le néant de la mort.

Oui, tous les cinq, même Wang le téméraire, même Tang la féminine, même le Diable à tête de linotte, s'immobilisèrent au bord de l'Érèbe, glacés de terreur. Leurs cinq coeurs battaient à l'unisson. Celui de Wang, celui de Tang, celui de Sock, celui de Pop, celui du Diable. Tang pensa même : « Nous ne sommes plus cinq, nous sommes un. Et notre un bat, tic-tac, tic-tac, tic-tac, tic-tac, tic-tac, comme une horloge. » C'était la succion de l'Érèbe qui était terrible. Ces cinq-là, sur sa rive, en acquirent une conscience commune, indivisible. Ils ne pensèrent plus, ne sentirent plus, n'existèrent plus isolément. L'être intime de l'Érèbe ne pouvait s'exprimer que par ce seul mot : succion. Et nos cinq compagnons avaient l'air de cinq grands vers ou de cinq petites couleuvres en train de se faire aspirer, d'abord les pieds ou les queues, et ensuite le reste, par ce gouffre insondable.

Heureusement pour nos amis, tout ceci ne se passait que dans leurs têtes. En réalité, ils étaient toujours bel et bien sur le bord et pas aspirés du tout. Mais la simple vue de l'Érèbe était si effrayante que, s'ils fussent restés là à le regarder plus longtemps, ils en eussent perdu la raison. Le Diable eut une réaction de sympathie et, quoique pratiquement dans le même état que les autres, il se dit que s'il pouvait remettre en marche les intelligences de ses compagnons, cela leur ferait du bien.

— Vous savez, mes amis, cette masse que vous voyez, ce n'est jamais que de l'eau, rien que beaucoup d'eau noire qui descend dans un trou. Nous avons l'impression qu'elle n'en finit pas de descendre, de tomber et de tournoyer, que le trou qui l'aspire est sans fond, mais c'est une illusion. C'est impossible. Parce que nous sommes toujours à bord de la terre. Aïdoneos, comme les Anciens avaient coutume d'appeler le roi Hadès, n'est pas un être de l'au-delà ni des lointains espaces. C'est un monarque, aussi réel et historique, aussi naturel que Jules César, Numa ou Alexandre le Grand. Ou même que le roi Alfred, notre bon monarque saxon. Il n'a nulle intention de disparaître ou d'abdiquer comme semble l'avoir fait le dieu des chrétiens. Il est aussi fermement là que Perséphone, la fille de Déméter, qui va bientôt nous présenter à lui. Certes, la disparition de Dieu a flanqué un sale coup à la théologie chrétienne, mais ce n'est pas une raison pour que nous nous laissions aller à mettre dans le même sac des fois plus solidement enracinées dans des traditions plus anciennes. Les expérimentations pseudo-scientifiques ou pseudo-psychiques d'aujourd'hui, qu'elles s'appliquent à la foi chrétienne ou à autre chose, ne sont pas le dernier mot de tout. Ce que nous ne devons pas oublier - et la voix du Diable prit une résonance qu'on ne lui avait pas encore entendue - c'est que l'Univers tout entier est recréé, à chaque instant, par chaque créature qui se sert de son imagination !

— Venez, mes enfants, venez ! dit soudain Perséphone, surgissant avec une légèreté d'approche qu'aucune déesse, aucun fantôme, aucun démon n'eût pu rêver d'égaler. Venez par ici ! Le roi Hadès est prêt à vous recevoir.

Tous les cinq la suivirent, gravement et respectueusement, par un long corridor en pente. Une sorte d'instinct mystique venu des profondeurs de leurs êtres leur fit à tous joindre les mains, bien serrées, devant leurs poitrines, tandis qu'ils avançaient, non pas deux par deux comme auparavant, mais en file indienne. Le Diable, qui fermait la marche, ne serrait rien du tout que son casque à cornes contre son estomac.

Quand ils pénétrèrent dans la salle d'audience, Perséphone resta un peu en retrait, mais sans les abandonner le moins du monde, car elle suivit l'entretien avec beaucoup d'attention.

Hadès n'était pas tant une figure imposante qu'une ombre obscure. Il aurait pu facilement être lui-même un fantôme. Sa personne et le trône sur lequel il était assis semblaient continuellement se fondre l'une dans l'autre. Par moments, on eût dit un homme pâle, aux traits infiniment tristes, à demi renversé sur son trône d'air. Par moments, le trône paraissait ne soutenir qu'une robe de brume, répandue comme un nuage épuisé, sur son dossier, ses accoudoirs et ses marches. Et pourtant, les cinq êtres amenés là par Perséphone sentaient que l'homme assis sur ce trône et ce trône lui-même les observaient, un par un, avec une attention minutieuse, et lisaient dans leurs pensées comme nul ne l'avait jamais fait.

 

 

 

— Ces gens que voici, ô mon Seigneur et Roi, dit Perséphone, sont pleins d'énergie et de caractère, et ils sont tous d'accord pour penser que, puisque leur dieu s'est suicidé ou réfugié dans les lointains espaces, quelque chose doit être fait pour ranimer les vieilles religions, si possible scientifiquement, en dépit de leur appartenance à des mythes, à des traditions et même à des contes de fées complètement stupides aux yeux des personnes intelligentes d'aujourd'hui. Je sais que vous me pardonnerez, ô Seigneur, mon dieu Hadès, de soutenir leur point de vue, mais la vie, comme le répétait souvent ma mère Déméter, est sujette à des hauts et des bas tout à fait inattendus. Mais comme elle disait, seuls ceux qui peuvent affronter l'inattendu sont capables de se débrouiller avec les complications du moment.

Ce fut alors que quelque chose d'extraordinaire arriva. Le roi Hadès, ou Aïdoneos, parla, et l'effort qu'il fit pour parler éclaircit toute son apparence. Il devint un grand juge aux traits sans équivoque, siégeant sur un trône aux contours exacts, et tout ce qu'il y avait en lui d'obscur tomba, comme une dépouille.

 

 

Chapitre 8

 

— Toutes vos qualités combinées ne seront pas de trop, mes bons amis, pour remettre un peu d'ordre dans mon royaume délabré, dit le roi Hadès. Je vous aiderai, mais, comme vous pouvez le deviner, personne, appartenant à l'ancienne tradition - encore moins si son destin a été, comme ce fut mon cas, de gouverner l'empire menacé - ne pourra s'identifier suffisamment à un aussi formidable esprit de changement, pour réussir à le concrétiser. Eh oui, mes amis, vous avez, vous, votre intrépide risque-tout de Wang, prêt à prendre tous les virages, à saisir tout ressort nouveau, à empoigner au vol n'importe quoi : un angle, une nageoire, une écaille, un essieu, une manivelle, une boucle, un crochet, et à s'en servir pour sauter, glisser, jouer son va-tout à pile ou face ! Et vous avez votre je-m'en-foutiste de vieux Diable au chômage, qui s'est si souvent mesuré à votre Dieu en fuite qu'il sait exactement jusqu'où nous autres, Divinités Toutes-Puissantes, pouvons aller trop loin dans la divinité. Avec Tang, vous avez ce dont le monde entier a le plus besoin, une Égérie, une nymphe à Antro, une Latone capable d'enfanter une déesse, une Thétis capable de quitter le Vieil Homme de la Mer son père, pour venir consoler Achille-au-Pied-Léger son fils, lorsqu'il pleure, étendu sur une plage. Quant à vous deux, mes chers Sock et Pop, ne croyez pas que j'ignore votre talent principal, dont une grande partie, ô très honorés visiteurs, ressemble au mien. Je veux parler de notre talent commun pour éviter, esquiver, éluder, fuir, contourner tout ce qui requiert de manière trop pressante notre attention immédiate. En agissant de la sorte - et je vous recommande à tous de faire de même, comme je sais bien que l'a toujours fait notre excellent ami le Diable, ennemi irréconciliable de feu votre Dieu, cet Être fugitif qui s'est, comme dit le poète, «changé en air, en air léger » - oui, en agissant de la sorte, vous découvrirez que vous êtes capables de convertir cet exécrable présent, et toutes ses exigences immédiates, en prémonition chimérique d'un futur incroyablement délicieux. Et maintenant, vous tous, poursuivit Hadès, j'ai une proposition à faire. Souvent, en me promenant au bord du Tartare et en contemplant la rive de l'Érèbe, j'ai pensé combien il serait passionnant d'unir ces deux terreurs ultimes, et comme il serait intéressant de savoir laquelle des deux l'emporterait, dominerait et absorberait l'autre. Ce que je propose, c'est que, tous les cinq, gente dame et Diable surnaturel inclus, vous vous mettiez au travail sous ma direction et qu'ensemble, nous trouvions un moyen d'unir l'Érèbe au Tartare; que, de cette union, nous fassions une terreur suprême. Si nous réussissons, nous aurons accompli quelque chose dont la race humaine tout entière, et jusqu'à la fin des temps, nous sera redevable. Ce bouillon infâme de Tartare aura été avalé par l'Érèbe, ou bien les abîmes nauséeux de l'Érèbe auront été défoncés et dispersés aux quatre points cardinaux, par l'irruption et l'évacuation des eaux du Tartare. Voulez-vous me seconder, mes enfants ? Si vous acceptez, chacun de vous recevra pour salaire une partie de l'or accumulé ici pendant cent ans. Et si notre entreprise réussit, vous recevrez de moi, en gage de ma reconnaissance, un don que je n'ai jamais fait à personne, celui de lire dans les pensées des autres.

Un tumulte d'acclamations fut la réponse enthousiaste des quatre fantômes, et quant au Diable, il se livra à une danse du scalp des plus réussies, s'empoignant le derrière à deux mains pour faire tournoyer sa queue et hurla, en extase :

— On va les mélanger ! On va les mélanger ! On va les mélanger !

Ce fut un jour mémorable dans la vie d'Hadès que celui où, après avoir instruit ses cinq collaborateurs, mais surtout Wang, Tang et le Diable, des particularités du canal qu'il allait falloir creuser dans les pierres massives séparant l'Érèbe du Tartare, d'où il serait nécessaire d'enlever d'abord les somptueuses et antiques charpentes qui maintenaient debout son palais, il se retira dans sa contemplation habituelle.

— C'est intéressant, pensa le dieu, de revenir en pensée à sa première enfance. Je suppose, pour exprimer les choses comme le font la plupart des dieux et des hommes, que le Tartare et l'Érèbe sont mes parents. Quant à savoir lequel des deux a été mon père et lequel ma mère, j'en serais bien en peine. Je ne me souviens que de la façon dont ils me flattaient sans cesse, en me répétant : « Nous t'avons fait Roi du Monde ! Nous t'avons fait Roi du Monde ! » Ils savaient bien peu, alors, que quoi qu'ils aient fait de moi, quand et comment, je ferais, moi, un jour, mon possible pour les anéantir tous les deux à jamais.

Hadès ne ressentait ni honte ni remords ni tristesse, en se disant cela. Au contraire, ce fut avec un étrange sentiment de satisfaction qu'ensuite il se fit cet aveu :

— Je hais tout ce qui existe ! Moi compris. Cependant, il me semble que je hais les autres et le reste de ce qui existe plus que je ne me hais. Je n'en suis pas absolument sûr, mais à quoi qu'il m'arrive de penser, il y a toujours une partie de moi, une particule de moi, un atome de moi qui hait, non seulement moi-même, mais le monde entier et tout ce qu'il contient. Et de cela, je suis très distinctement sûr. La question que je me pose alors est celle-ci : celui qui hait pourrait-il continuer à tout haïr, y compris lui-même, s'il n'avait pas le plus petit atome de soi à sa disposition pour commencer, pour lui servir en quelque sorte de plongeoir d'où sauter dans la haine ? Est-ce là la question la plus cruciale que je me pose ? Je ne sais pas, car il y en a toujours une autre pour pointer son museau derrière; notamment celle-ci : qu'est-ce ou qui est-ce que je hais le plus au monde ? Ce n'est pas, comme on pourrait naturellement le supposer, un ennemi particulier, divin ou humain, ni une maladie particulière ni un souvenir particulier. C'est la perspective, l'éventualité, la possibilité de devenir fou.

Là-dessus, Hadès regarda autour de lui, vit les fantômes et le Diable, qui se reposaient de leur combat imaginaire avec les lourdes pierres et de leur lutte mentale avec toutes les difficultés qu'il leur avait décrites, et se demanda s'ils pouvaient ou ne pouvaient pas lire dans ses pensées. Ce fut la pression, sur lui, de cette possibilité triviale, qui fit dévier, comme c'est souvent le cas pour nous tous, le cours de ses préoccupations.

Hadès commença à se demander s'il lui serait possible d'étendre son royaume, de le déployer, de lui donner une portée beaucoup plus vaste.

— Après tout, pensa-t-il, à quoi bon gaspiller ma vie à chercher des manières de punir l'Érèbe et le Tartare de m'avoir engendré ? Ne vaudrait-il pas mieux laisser ces deux horreurs se débrouiller toutes seules et fuir cet endroit pour de bon, quitter la cave de l'univers pour en gagner les terrasses ? Pourquoi ne pas aller prendre possession de planètes aussi différentes que possible de cette vieille Terre ? Pourquoi ne pas envahir Mars ou Vénus ?

Arrivé à ce point, Hadès s'arrêta pour réfléchir, tout en regardant les quatre spectres réels et le Diable, qui s'étaient mis au travail.

— Mars ou Vénus ?

Il hésitait. Mais l'idée de Mars était, dans son esprit, si intimement liée à l'idée de guerre, qu'elle dissipa incontinent toute idée de victoire inoffensive et purement aventureuse.

— Non ! se dit-il. Ce sera Vénus. Je dois prendre possession pour toujours de la planète de l'amour. Cette planète - et son imagination continuait à galoper - se révélera sans doute être le séjour d'une belle déesse. Si je la prends pour épouse, que dira Perséphone ?

A cet endroit de sa méditation, Hadès ne put s'empêcher de s'arrêter pour réfléchir encore. Et ce fut à ce moment précis que, par une sorte de télépathie naturelle, Perséphone, qui passait dans le hall d'entrée, s'arrêta devant la statue de sa mère Déméter et, tournant le dos à son ravisseur, se jeta aux pieds de la déesse, dont elle étreignit les genoux de marbre en pleurant.

— Oh, ma mère ! s'écria-t-elle d'une voix déchirante, torturée par le remords au souvenir de celle qui était morte du chagrin de l'avoir perdue. Si ces gens sont des spectres réels et ont été vivants jadis, où es-tu, toi, aujourd'hui ?

Ce cri n'avait pas échappé au dieu des abîmes.

— Ô Érèbe ! Ô Tartare ! se dit-il en regardant ses quatre nouveaux esclaves et leur aide surnaturel, qu'ils appelaient le Diable, travailler au canal qu'il avait inventé pour noyer le Tartare dans l'Érèbe ou vice-versa. Pourquoi faut-il que, moi, Aïdoneos, je sois à ce point puni d'avoir enlevé une jeune femme qui, depuis des années sans nombre, m'est une fille plutôt qu'une épouse ? Pourquoi faut-il que je sois, pour cela, accablé nuit et jour d'une mélancolie indicible ? Qu'ai-je fait pour être puni de la sorte ? De tout temps, les hommes et les dieux ont enlevé des jeunes filles sans que leurs mères en meurent de chagrin. N'avais-je pas, autant que la mère de cette fille, besoin de compagnie ? N'avais-je pas, autant qu'elle, besoin d'une fille ? Je n'ai jamais eu d'autre fille que Perséphone. Je n'ai jamais eu d'autre amie qu'elle. Et, pour la seule raison que sa mère l'aimait hors de toutes les proportions naturelles et mourut de chagrin quand je la pris, faut-il que je sois, moi, puni hors de toutes proportions ? Et puni pour quoi ? Pour ne m'être pas contenté de vivre, pendant toute mon immortalité, dans ce que j'ai entendu l'autre jour quelqu'un appeler la tristesse plutonienne, mais qui s'appelle en réalité solitude. Les autres immortels croulent sous les récompenses et les compensations. Zeus n'a-t-il pas Héra ? Si grande que soit sa haine pour son époux, Héra n'a-t-elle pas sa Pallas Athéna ? Pourquoi moi seul, Hadès, ou Aïdoneos, si vous préférez ce nom, devrais-je languir sempiternellement dans le désespoir ? Et qui donc me punit de la sorte ? À moins que ce ne soit moi qui, moi-même, me punisse, pour ne m'être pas détruit ? J'ai entendu quelqu'un, l'autre jour, nous appeler mon empire et moi du nom de Dis. Quel nom expressif ! Dis, Dis, Dis ! J'aime le son de ce mot ! Eh bien, me voilà, Hadès, Aïdoneos, Pluton ou Dis, et il n'y a personne au monde qui tienne à moi pour une drachme. J'inspire quelquefois - et encore, oh, si rarement ! - un peu de vague pitié à Perséphoneia. Serais-je aussi malheureux, si je pouvais imaginer quelque chose de précis que je voudrais atteindre, un projet, un but ? Mais quel but ? C'est là, aujourd'hui, qu'est la question. Quel but ?

 

 

Chapitre 9

 

Comme il retombait dans le silence de ses pensées, il vit, très loin dans le ciel, monter Vénus, l'étoile du soir, et à l'instant même, une décision extrême prit corps en lui. Il contemplait l'étoile avec une émotion extraordinaire. Nulle autre n'était visible. Le Soleil ne brillait pas, ni la Lune. Il n'y avait qu'elle ! Dans tout l'univers, dans tout le multivers s'il y en a plusieurs, il n'y avait que Vénus.

— J'irai là-haut, se dit-il. Je la veux.

Et ses pensées continuèrent à courir.

— Mais pourquoi ? Qu'est-ce que je lui veux ? Qu'est-ce que je veux d'elle ? Je sais ce que c'est que de ravir une jolie fille, j'ai ravi Perséphone un millier de fois. Mais aucun enfant ne nous est né. Elle est stérile. Et de même que je suis toujours désespéré sans savoir pourquoi, elle est toujours en train d'appeler en pleurant sa mère Déméter, qui est morte depuis si longtemps. Qu'est-ce que Vénus ? L'amour. Que suis-je ? La haine. Quelle descendance aurions-nous si je la ravissais ? Un immortel peut-il ravir un autre immortel ? Bien sûr que oui ! C'est même ainsi que la plupart des dieux sont nés. Mais Vénus — ah, la voilà ! Immobile, dans le ciel, au-dessus de ma tête. Qui me dit qu'elle se laissera ravir ? Son pouvoir divin doit dépasser le mien de cent coudées. Pourquoi, alors, ai-je si envie de la ravir que l'idée d'une rebuffade ne m'arrête même pas ? Au fond, la vérité, je la connais. Mon vrai, mon seul désir, c'est de fuir, de me libérer, de me dépêtrer, de me séparer de tout ce que je vois, que j'entends, que je sens. Je veux être comme un de ces spectres réels qui travaillent en ce moment pour moi contre l'Érèbe et le Tartare. Devenu spectre réel moi-même, je veux échapper à tout ce que le multivers contient et représente. Je veux qu'il y ait l'espace et le vide au-delà de l'espace. Je veux qu'il y ait le temps, et le présent perpétuel, éternel, au-delà du temps. Mais je ne veux tout cela que pour pouvoir m'en échapper. Je veux glisser, autour et au travers du temps et de l'espace. Je veux en être indépendant. Je ne veux plus être harassé par mes noms et par mes pensées. Je ne veux plus être Hadès. Je ne veux plus être Aïdoneos. Je ne veux plus être Pluton. Je ne veux plus être Dis. Je ne veux plus de ces grandes pensées encombrantes, qui me courbent l'échine comme des sacs de charbon. Je ne veux plus être un ego, juste pour que les gens puissent me traiter d'égoïste et s'écrier : « Seigneur ! Il se prend pour le centre du monde ! » Et pourtant, je ne voudrais pas être aussi négligeable qu'une mouchette minuscule ou un diminutif de mite. Je veux être un souffle, une bouffée d'air, un pan de brume, une trace de fumée; que ma personnalité soit aussi légère qu'une plume, qu'elle puisse tout traverser, tout contourner. Par-dessus tout, je veux être délivré du poids des pensées. Je veux que mon moi soit entièrement sans âme. Je hais l'idée de trimbaler, à l'intérieur de moi, ce sinistre et présomptueux professeur de théologie que les mortels appellent l'âme ! Quand je pense à mon moi, que je sens mon moi, ou que je deviens mon moi pur et simple, je veux qu'il soit à l'extrême bord du rien, qu'il soit si proche de rien qu'il puisse se comporter comme rien, bouger comme rien, passer pour rien, paraître rien et néanmoins posséder, avec une réalité aiguë, perçante, piquante, mordante, dardante, plongeante, lancinante, fusillante, la quintessence de ma réaction à tout ce que la vie apporte. Je veux en fait que mon moi ressemble à la pointe extrême d'une flamme, mais pas à celle d'une aimable bougie, je veux qu'il soit comme la pointe acérée de la plus haute langue de feu d'un incendie.

Il serait très difficile de dire ce que le Diable ressentit, mais il est certain que Wang, Tang, Pop et Sock ne furent pas mécontents du tout, lorsque le roi Hadès leur dit de laisser là l'Érèbe et le Tartare, et de le suivre dans son expédition vers Vénus. Il leur facilita grandement l'ascension en enroulant autour de leurs tailles une longue corde de soie, dont il tint fermement une extrémité dans sa main droite, après s'être assuré que l'autre était solidement nouée autour des reins du Diable. Wang et Tang gardèrent un souvenir ébloui de cette montée vers l'étoile du soir. À peine avait-elle commencé que la moitié de la lune apparut, à l'ouest de leur trajectoire, illuminant l'éther tout entier. Tout à son excitation, Hadès ne cessait de tirer sur la corde, à petits coups nerveux, mais cela ne les incommodait pas vraiment. Wang, plein de bonne humeur, dit à Tang :

— Encore heureux qu'on ne l'ait pas autour du cou !

Et le Diable chuchota, à l'intention de Pop, qui était le dernier de la cordée des humains :

— Si vous voulez être vainqueurs, voyagez « Au clair de la lune » ! Wang et Tang n'avaient jamais rien vu de pareil.

— « Le clair de lune et Titania la fière », murmura Wang à sa soeur, seulement, Aïdoneos est un homme !

— Ce n'est pas un homme ordinaire, murmura Tang, c'est un enchanteur, comme Prospero. Cela dit, j'espère que nous n'allons pas voir surgir Caliban, à bord d'un monoplan, en train de se «chercher un nouveau maître ! »

Le roi Hadès volait si vite, malgré la parfaite immobilité de ses jambes, de ses bras, de ses épaules et de ses hanches que, s'ils n'avaient pu apercevoir, simultanément, la planète d'où ils venaient et celle vers laquelle ils se dirigeaient, ils n'auraient pas eu conscience de se déplacer. En fait, ils avaient déjà posé le pied sur le sol magnétique de Vénus quand ils s'aperçurent que leur voyage avait pris fin. Ce qui les étonna le plus, fut précisément ce magnétisme du sol. Simplement s'y tenir debout n'était pas une mince expérience. Car, doucement, tranquillement, mais fermement, obstinément, résolument, irrésistiblement, il aspirait les pieds, puis les chevilles, puis les jambes, toujours plus profondément. Le Diable et Pop, qui étaient les plus éloignés des tractions du roi sur la corde, y étaient déjà enfoncés jusqu'aux genoux quand Hadès leur cria d'une voix forte :

— Crachez, mes enfants, crachez ! Crachez vite à vos pieds ! Sur le sol ! Vous verrez qu'il cessera de vous aspirer !

Tout le monde lui obéit et, ô surprise, la terrible succion prit fin. Le Diable et Pop réussirent même, après avoir copieusement craché, à se dégager tout à fait. Après cela, il n'y eut plus de succion du tout. Tang en fut si perplexe, qu'elle s'enhardit jusqu'à demander au roi de lui expliquer pourquoi.

— Voyez-vous, ma chère enfant, répondit Sa Majesté plutonienne, le tempérament profond de Vénus a pénétré la substance même de cette étoile. Son être s'y est, pour ainsi dire, incorporé. Son étoile est très logiquement faite de toutes ses sensations, de tous ses sentiments féminins. C'est ainsi que le sol de son royaume, procédant de sa nature, agit comme une séduction fatale, « vampirise » en quelque sorte, aspire les gens qui s'en approchent, et tente de les absorber. Si on crache sur elle, c'est comme si on la prenait pour une prostituée dont on ne voudrait pas, et l'idée d'être ainsi méprisée enlève toute énergie à son attraction magnétique.

Tandis que le roi Hadès révélait à ses courtisans les secrets de l'étoile du soir, l'idée pénétra enfin le cerveau stupéfait de la pauvre Perséphone, qu'on l'avait laissée toute seule pour toujours dans ce vestibule entre le Tartare et l'Érèbe. Alors, dans un paroxysme de furieux désespoir, la malheureuse fille abandonnée de tous flanqua sa belle tête, avec une violence insane, contre l'arête aiguë du piédestal de la statue de sa mère. Mais… quel ne fut pas son étonnement quand, après une seconde de noir absolu, elle se retrouva, en une extase de bonheur comme elle n'en avait pas connu depuis l'enfance, embrassée par le spectre de sa mère ! Oui ! À la fin des fins, voilà qu'elles étaient de nouveau ensemble ! Réunies ! Indescriptiblement heureuses dans les bras l'une de l'autre.

La conversation qui suivit n'eut d'autres témoins que l'Érèbe et le Tartare, mais ceux-ci étaient encore trop absorbés par leur querelle d'abîmes, à savoir lequel des deux allait noyer l'autre, pour accorder la moindre attention à ce qui se disait au-dessus de leurs têtes.

— Mère chérie, demandait Perséphone, sais-tu ce qui a pris au roi Hadès de partir ainsi, comme une flèche, avec ces quatre fantômes et ce Démon au train ? Un des quatre est une femme, est-ce que tu te rends compte ?

— Bien sûr, que je me rends compte, Perséphone, mon trésor ! Et bien sûr, que je sais. Le roi Hadès est parti visiter l'étoile du soir. Tu sais, ma douce, que son nom est Vénus Aphrodite ? Et, sans doute, un de ces ridicules voyageurs humains, qui traînent ici leur femme ou leur mari quand ils en sont fatigués, a-t-il dû fourrer dans la tête d'Aïdoneos l'idée saugrenue qu'il recevrait d'elle un chaleureux accueil. Évidemment, notre brave roi n'est pas tout à fait assez stupide pour y avoir vraiment cru. En outre, je connais assez ces hommes divins pour savoir qu'il aurait éprouvé infiniment plus de plaisir à la violer qu'à en être accueilli avec transports. La vérité, mon petit chaton, c'est qu'il est fatigué de toi. Oui, même de toi. Les hommes sont bien tous pareils, dieux ou mortels ! Qu'ils jettent les yeux sur une jolie fille, et il faut qu'ils l'enlèvent. À peine l'ont-ils enlevée, qu'ils ne savent plus que faire pour s'en débarrasser !

Ceci, mon enfant, démontre une chose : c'est qu'un certain type d'homme, mortel ou immortel, n'est jamais vraiment amoureux du sexe opposé. Ce qu'il aime, c'est le saisir, le ravir, le violer, le posséder. Non parce qu'il en est amoureux, mais parce qu'il aime la sensation que procure le viol, que procure la possession. Plus sa victime est ravissante, plus il éprouve de plaisir à l'« avoir », mais c'est l'acte de la ravir qui lui plaît. Ce n'est certes pas de vivre avec la victime de sa concupiscence.

Allons, mon enfant chérie, à présent que toi et moi sommes toutes les deux des spectres réels, amusons-nous ! Comme tu dois le savoir, les spectres réels peuvent voler où ils veulent. Volons vers l'étoile du soir. Allons jeter un oeil à ce qui s'y passe. Ce sera divertissant de voir la tête que fera notre bon roi Hadès, quand il découvrira, au milieu de ses courtisans, les spectres de sa victime et de la mère de sa victime. Ce ne sera pas ennuyeux non plus, n'est-ce pas, ma tourterelle, de voir comment Vénus Aphrodite prendra notre entrée en scène ? Elle n'a pas apprécié du tout, je peux t'assurer cela d'expérience, qu'Homère ait fait faire à Hélène de Troie, à la fin de l'Iliade, un éloge si dithyrambique d'Hector-le-Doux-Guerrier. À mon avis, Homère avait dû décider, bien avant de composer la fin de son poème, que c'était ainsi qu'il le finirait.

 

 

 

Chapitre 10

 

Personne ne fut plus surpris que le roi Hadès, quand il vit le nombre de ses courtisans fantomatiques élevé à six par l'apparition de Perséphone et de sa mère Déméter. Les spectres étaient désormais trois masculins et trois féminins. D'emblée, Déméter et Perséphone avaient embrassé Tang et se faisaient raconter par elle tout ce qu'elle savait de la vie et de la mort de chacun des autres. Quand elle en arriva au Diable, Tang eut un peu plus de mal à faire comprendre aux nouvelles arrivantes ce qu'était cet être bizarre, qui, à peine libéré de sa ceinture de soie, s'était remis suivant son habitude à voltiger partout, en exhibant avec un plaisir malin sa queue et ses pieds fourchus.

— Je ne sais pas, dit Tang, si vous autres déesses antiques avez jamais entendu parler de la religion chrétienne ? Sinon, je vais vous expliquer. Elle fut inventée par un érudit très retors, nommé Paul de Tarse, qui aimait encourager ses amis à lyncher les partisans d'un mystérieux guérisseur et prêcheur appelé Jésus. Mais un jour, il fut accosté par le spectre réel de ce Jé­sus, qui était né à Bethléem, près du lac de Galilée. Le grand-prêtre juif et tous les rabbins spécialistes des livres de Moïse croyaient, comme ils le font encore au­jourd'hui, à leur dieu Jéhovah, qui n'a rien à voir avec le dieu chrétien calamiteux qui s'amuse à brûler  ses ennemis dans des flammes éternelles. Les disciples de ce Jésus-le-Guérisseur l'appelaient Jésus-le-Christ ou le Messie, ou le roi des Juifs, mais le grand-prêtre ne l'aimait pas, et la plupart des rabbins et des scribes ne l'aimaient pas non plus. À la fin, le gouverneur ro­main, Ponce Pilate, le fit exécuter sur une croix, mais, en haut de cette croix, il fit écrire : « Ceci est le roi des Juifs », et il refusa mordicus de changer son écriteau. Toute sa vie, depuis que ses parents Joseph et Marie l'avaient mis au monde, ce Jésus avait cru dur comme fer que ce terrible Dieu était son père. Mais quand il fut sur sa croix et que son Dieu-Père imaginaire ne vint pas à son aide, il cria tout haut d'une voix déchi­rante : « Eloï ! Eloï ! Lama Sabachthani ? », « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m'as-tu laissé tomber ? ». Et il a dû décider, dans sa tête, que son père imaginaire n'existait pas. Mais ce certain Paul de Tarse, qui avait commencé par encourager les gens à lapider tous les amis de Jésus, une fois qu'il eut rencontré son spectre réel, changea complètement de point de vue et se mit à prêcher partout et à écrire des lettres à tous les groupes de partisans de ce grand guérisseur, pour leur assurer que ce dieu terrible que Jésus avait toujours appelé père jusqu'à sa crucifixion était un dieu d'amour, l'essence de l'amour, respirant l'amour, irra­diant l'amour, suant l'amour et imbibé d'amour de part en part. Ce changement étonnant dans l'attitude de Paul avait sûrement été produit par sa rencontre, sur la route de Damas, avec le spectre réel de Jésus, qui l'avait impressionné par sa puissance et sa dou­ceur. Alors, il eut tellement honte d'avoir tenu les manteaux de ceux qui lapidaient un chrétien, qu'il se mit à inventer la Sainte Trinité, à laquelle il trouva une justification dans certains mots que Jésus aurait dits, comme quoi, quand il serait mort, Dieu enverrait le Saint-Esprit pour consoler tout le monde et pour que tout le monde se rende compte que Dieu était amour. Paul prit bien soin de ne dire à personne que l'Enfer inventé par Dieu pour ceux qui ne croyaient pas en Lui n'existait pas vraiment. Parce que, ce qu'il voulait, en malin théologien qu'il était, c'est que les gens croient que ce Dieu, qu'il était en train d'inventer sous le nom de Sainte Trinité, était un Être Triple, à la fois le Père, qui jetait les incroyants au feu, le Fils, qui les ra­chetait par son cher amour, et le Saint-Esprit, qui consolait les croyants dans le malheur et qui les ren­dait heureux pour toujours au Ciel. À mon avis, Jésus a été le plus grand magicien et le meilleur guérisseur qu'il y ait jamais eu. Il pouvait faire revivre les morts, et il était impossible de le garder lui-même mort et enterré très longtemps : il se relevait presque tout de suite. A la fin, il est même monté jusqu'au Ciel. Paul, après avoir inventé le christianisme, s'en alla jusqu'à Rome, pour convertir l'empereur. Mais l'empereur voulut le faire tuer. Alors, il s'enfuit. Cette fois, il ren­contra le spectre réel d'un chrétien qui lui dit : « Nom de Dieu, où fous-tu le camp comme ça ? » Ça l'a ren­voyé à Rome. Mathieu, Marc, Luc et Jean ont sûre­ment été de grands chroniqueurs, conclut Tang, mais c'est saint Paul qui a inventé le christianisme. Moi, ce­lui que j'ai toujours préféré, dans le tas, c'est saint Pierre. Sa faiblesse et sa nervosité dans les moments critiques touchent mon coeur de femme. Et je ne peux jamais entendre un coq, sans me rappeler que Jésus lui avait dit : « Avant que le coq ait chanté deux fois, tu m'auras renié trois fois ». Mais, ce que nous avons trop tendance à oublier, c'est que la religion chrétienne a beaucoup changé depuis le temps des apôtres. Vous serez peut-être surprises de savoir que c'est à des femmes que ses principaux développements sont dus. Et si vous me demandez - car elle voyait bien que les deux grandes déesses étaient frappées par cette révé­lation - quels types de femmes ont accompli cela, je ne pourrai que vous répondre d'après ce que mon frère Wang m'a dit des femmes qu'il a connues : ce sont les prostituées et les vieilles demoiselles. Vous rappelez-vous la fois où Jésus a écrit dans la poussière ? Eh bien, c'est quand il a rencontré Marie-Madeleine ! Et vous rappelez-vous qui a enseigné au roi Numa de Rome comment conquérir le monde ? C'est cette nymphe qui vivait dans une grotte, Égérie, la Nymphe à Antro ! Ai-je besoin de rappeler Marthe et Marie, les soeurs de Lazare, ou cette petite prostituée si dévouée, qui a sauvé la vie à Thomas de Quincey ? La plupart des mères font sûrement tout ce qu'elles peuvent pour soigner leurs enfants après leur avoir donné la vie. Mais il y a un mystérieux pouvoir que, seules, possèdent les vieilles filles qu'aucun homme n'a jamais aimées et les petites prostituées sans cervelle qui passent leur vie à vendre leur corps aux hommes. Et ce pouvoir, aucun autre humain ne le possède.

Tang leva sa tête de petit elfe vers Déméter et Perséphone. Et le roi des Enfers fut tout étonné de voir l'impression qu'elle faisait sur elles. Il se dit qu'il y avait quelque chose, dans ce que savait cette jeune humaine, qui correspondait parfaitement au savoir surnaturel de ces deux puissantes déesses.

— Que vont-elles faire, à présent ? se demanda le roi. Je me demande si j'ai bien fait, après tout, de laisser l'Érèbe et le Tartare se noyer entre eux pour venir ici. Que dira Vénus Aphrodite ?

Il hésita, tout le monde hésita, et un étrange frisson de crainte révérentielle passa sur eux, comme quand une conscience plus vaste de la vie jette soudain son aura sur un groupe de consciences plus petites. Et ce fut à ce moment que l'implacable Aphrodite, comme l'appelle notre poète, se matérialisa devant eux. Sa beauté éclipsait indubitablement celles de Déméter et de Perséphone. Ce ne fut pas tellement sa beauté, pourtant, qui inspira au roi un sentiment qu'il n'avait jamais éprouvé auparavant : il se sentit rapetissé. Certes, il n'avait jamais été un dieu vain ni prétentieux. Vivre aux bouches de l'Érèbe et du Tartare n'encourage à rien de ce genre. Mais la seule présence de Vénus Aphrodite lui fit sentir qu'il était insignifiant. Insignifiant au point de tituber, de trébucher, de vaciller sur le bord de n'être rien, oui ! au point de se dissoudre en air léger. Oh, elle ne lui inspira pas le plus petit, non, pas le plus infime désir de la tenir dans ses bras. Ce qu'elle lui inspira, ce fut une terreur incoercible. Il sentit qu'il lui serait impossible de vivre en présence d'une telle beauté. Il sentit qu'il devait la fuir. Il sentit que si elle jetait les yeux sur lui, il se ratatinerait et disparaîtrait pour toujours. Mais Vénus Aphrodite ne prit pas plus garde au roi Hadès que s'il eût été une mouche, et concentra son attention sur Déméter et Perséphone.

— Qui eût cru, dit-elle, que Zeus, notre seigneur souverain, et que son père déshérité, Cronos, permettraient un jour à deux grandes déesses comme vous de visiter cette étoile de mon règne solitaire. Quel étrange comportement fut celui de notre grand-mère la Nuit, d'aller mettre au monde sans avoir dormi avec un mâle, Clotho, Lachesis et Atropos, les trois Destinées, Clotho « la Fileuse », Lachésis « Qui mesure le Fil » et Atropos « À Qui on ne peut échapper » !

Déméter la salua immédiatement, en entraînant avec elle Perséphone, qui jetait du côté du roi des regards nerveux.

— Ô belle Cyprienne ! Ô parfaite Cythéréenne ! s'écria-t-elle. Que je connais bien l'histoire de votre naissance ! Si la Nuit, notre grand-mère a tous, n'eût pas incité Cronos à prendre la faucille de silex préparée par Gaia, sa mère, pour en couper les membres génitaux d'Ouranos, père des Titans, où en serions-nous aujourd'hui ? N’est-ce pas notre grand-mère la Nuit qui, sans avoir connu l'étreinte d'aucun homme, nous donna les pouvoirs qui règlent nos vies ? Ah oui, c'est à elle que nous devons tout ! Et à présent, ô la plus grande de toutes les déesses, avec Héra et Pallas Athéna, je vous prie de prendre sous votre protection ma fille Perséphone et d'apprendre à notre bon ami le roi Hadès à la traiter, pendant les mois qu'elle passe avec lui aux Mondes Souterrains, comme toutes les déesses estiment qu'il faut qu'on les traite.

Vénus Aphrodite s'avança. Le roi Hadès recula. Mais elle lui fit un sourire si ensorcelant, qu'il ne put résister à l'envie de lui prendre la main pour la baiser. Et après cela, tout fut bien.

— Nous avons décidé, dit Déméter, que si vous vouliez bien nous permettre de rester sur votre étoile, qu'on appelle l'Étoile du Soir dans les pays d'où ces spectres viennent, parce que c'est le moment où elle y est le plus clairement visible, nous serions enchantées de vous aider à faire de votre planète, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, un refuge de l'espace. Et notre roi Aïdoneos ou Hadès nous encouragera certainement dans notre tâche. En fait, nous pourrions donner son nom à ce que nous construirions pour vous. Nous appellerions cela « Le Refuge du roi Hadès ». Cette institution pourrait durer des centaines d'années. Ce serait l'endroit vers lequel tous les habitants de notre système solaire en état de détresse mentale seraient autorisés à diriger leurs avions, avec la certitude de trouver soutien et réconfort à l'arrivée.

Tous les assistants purent voir que cette harangue de Déméter était accueillie sans défaveur par la belle souveraine de l'Étoile du Soir. Elle chuchota quelque chose à l'oreille du roi Hadès, qui opina de l'air le plus affable du monde. Ensuite, elle se mit à converser avec Perséphone, qui écouta, rayonnante, cette introduction à la sagesse vénusienne.

À la vérité, c'était pour Vénus Aphrodite une expérience peu banale, et peu susceptible de se reproduire, que cette rencontre avec deux déesses qui avaient jeté leur immortalité aux orties par amour l'une de l'autre, et qui étaient venues jusque sur son étoile sous forme de spectres réels. Mais cette expérience-là fut aussitôt suivie d'une autre, plus déconcertante encore, car, à peine son étonnement de contempler deux immortelles devenues fantômes fut-il passé, qu'elle se retrouva face à face avec le Diable. Qu'allait-elle, par Zeus, bien pouvoir faire de la créature à queue, à cornes et à pieds fourchus, qui s'en venait maintenant lui faire la révérence ? Son premier mouvement fut de l'écarter d'un geste gracieux, comme on fait d'un animal importun. Mais quand elle vit qu'après chaque gigue nouvelle, il insistait pour revenir la saluer, force lui fut de chercher conseil. C'est au spectre de Perséphone qu'elle demanda de l'éclairer.

— Voyez-vous, Belle entre les Belles, répondit Perséphone, nous souffrons toujours, sur la planète Terre, de cette maudite religion chrétienne qui dure depuis deux mille ans. Vous ne pouvez imaginer avec quelle ardeur tous les Terriens intelligents, hommes et femmes, souhaitent qu'elle s'éteigne ! Toutes les religions sont passablement abominables. Nous, Grecs de l'ancien temps savons cela aussi bien que personne. Mais le christianisme est la pire de toutes. Jésus lui-même, qui en est le prétendu fondateur, a renoncé à sa foi en elle pendant qu'il mourait sur sa croix. Voyez-vous, ô Belle, l'idée principale de cette religion exécrable est qu'il existe quelque part dans l'univers, un endroit appelé « Enfer », où tous ceux qui refusent de croire en l'Être appelé Dieu brûlent dans le feu pour toujours. Malgré l'invention de ce dieu inqualifiable, qui se complaît au spectacle de ses ennemis rôtissant dans les flammes, le plus grand propagandiste de cette religion, dont le nom est Paul de Tarse, n'arrête pas de dire, dans toutes les lettres qu'il a écrites à ses disciples, que ce dieu est l'incarnation de l'amour, l'essence même de l'amour. Il va jusqu'à prétendre qu'il est l'amour ! Je vous le demande, poursuivit Perséphone, que devons-nous penser d'une religion dont le plus grand avocat prétend, d'une part, que son Dieu jouit à voir les gens se tordre dans des flammes éternelles, d'autre part, qu'il est synonyme d'amour ? Alors, vous comprenez, expliqua-t-elle, voyant que Vénus Aphrodite écarquillait ses beaux yeux en surprise choquée aux singeries du Diable, il fallut bien trouver un opposant, un faire-valoir, un repoussoir à ce Dieu d'éternelles tortures et d'éternel amour. Paul de Tarse l'inventa. Il prétendit qu'avant que ce Dieu de tortures et d'amour se fût manifesté sur notre planète, Il avait été défié, attaqué dans sa propre demeure d'origine qui est le Ciel au-dessus de nos têtes, par un être qu'on appelle des fois Satan et des fois Lucifer. Dans cette bagarre qui l'opposa à Satan-Lucifer, le Dieu d'Amour-Torture gagna dans un fauteuil. Si bien que ce Lucifer ou Satan fut précipité en Enfer, afin que Dieu pût se venger de lui de la manière qu'il affectionnait entre toutes, c'est-à-dire en le faisant brûler dans des flammes éternelles et en lui chuchotant à l'oreille qu'il pouvait se préparer à souffrir ainsi pendant l'éternité. Il faut comprendre, ô Belle, poursuivit Perséphone, tandis que le roi Hadès écoutait, tout surpris par la clarté des explications de sa petite kidnappée, l'historique de cette religion des extrêmes de la vie, que Satan-Lucifer, tout vaincu qu'il fût, restait, pour ce Dieu, un adversaire formidable. L'idée lui vint donc, au milieu de ses propres tortures, que s'il Lui offrait son concours pour torturer les autres, il L'amadouerait assez pour Lui soutirer l'autorisation d'échapper lui-même aux flammes. À condition, bien entendu, de s'engager à y rejeter toute victime sur le point de réussir une évasion adroite. L'affectueux tortionnaire tomba dans le piège. Et maître Satan-Lucifer se retrouva domestique de confiance du Seigneur Tout-Puissant. Les choses continuèrent ainsi, poursuivit Perséphone, tout en surveillant du coin de l'oeil l'état des relations entre la belle déesse et le Diable, jusqu'à ce qu'un curieux changement se manifestât dans l'apparence de Satan-Lucifer, dû sans doute au sordide et à la bassesse de ses occupations. Car, pendant mille ans, il avait été employé de cette manière. Et savez-vous ce qui était arrivé ? C'est qu'au bout de ces mille ans, il n'était plus du tout le beau, le grand, le superbe Satan-Lucifer qu'il était à son entrée en fonctions. L'infamie de servir de complice à un Dieu-Bourreau - que son avocat principal, pour tromper les hommes, s'obstinait à présenter comme un Dieu d'Amour - avait complètement transformé son apparence. Mille ans d'un si abominable comportement, voyez-vous Belle Reine, avaient fait de lui une créature tout à fait différente. Il lui avait poussé des cornes, une queue fourchue et des pieds de même. Mille ans, c'est long, Beauté Divine ! Peut-être qu'il y a cinq cents ans, la queue de Satan était plus courte, ses cornes à peine visibles et peut-être que ses sabots avaient encore un doigt de pied ou deux. Mais aujourd'hui, ô Reine de l'Étoile du Soir, voyez ce qu'il est devenu ! Les habitants de la Terre croient qu'il a toujours été comme cela, et je parie - je peux le lui demander si vous voulez - qu'il le croit lui-même.

À ce moment-là, comme s'il eût voulu se protéger d'un tel interrogatoire, le Diable se précipita sur Hadès et se mit à lui parler avec animation.

— Je me demande, Sire, si au lieu de faire tant de salamalecs pour nous faire bien voir de Vénus et nous faire accepter comme serviteurs-en-chef de son domaine, nous ne ferions pas mieux, ô Roi, de voler jusqu'à la planète Mars et, une fois là, au lieu de propitier, si nous ne ferions pas mieux d'attaquer hardiment, d'envahir carrément, bref, de conquérir prestement cette planète par la force. Vous savez sans que j'aie besoin de vous le dire, ô Grand Roi, que ce sont les Romains, qui ont donné le nom de Mars, leur dieu de la guerre, à cette brillante étoile. Les anciens Grecs, comme Votre Majesté ne l'ignore pas, l'appelaient Arès, du nom qu'ils donnaient, eux, à la même divinité héroïque. Mais, avez-vous jamais lu, ô Puissant Monarque, dans les hymnes homériques, la fin de l'hymne à Arès, prière passionnée à ce dieu, pour qu'il fasse exactement le contraire de ce que, pour la plupart, nous attendons de lui ? Je suppose que vous vous rappelez comment se termine cette prière si éperdument anti-guerrière ? Elle se termine comme ceci, n'est-ce pas :

 

« Refrène la fureur dévorante de mon coeur, qui me provoque à fouler les sentiers de la bataille glaceuse de sang. Permets, ô Béni, que mon audace se maintienne dans les lois salutaires de la paix; qu'elle évite la lutte et les violents démons de la haine et de la mort. »

 

Ô Aïdoneos, mon Seigneur et Roi, qui que soit celui qui a composé cet hymne, voyez-vous quel profond et subtil sous-entendu tout cela implique ? Notamment, que tous ceux qui révèrent Arès, dieu de la guerre, sont destinés à découvrir, à la fin des fins, qu'il y a, au plus profond de son coeur, quelque chose qui ressemble à ce qu'il y a au plus profond du leur; que ce dont toutes les races de cet univers ont le plus besoin, ce n'est pas de victoire sur leurs ennemis, c'est de ce que les anciens Grecs appelaient eirene, eiphnh, paix.

 

 

 

Chapitre 11

 

Le Diable vit que ses mots avaient fait mouche. Mais il était bien trop avisé pour gâcher son effet en continuant à plaider. Il laissa donc de côté ses considérations abstraites sur la guerre et la paix, et il concentra ses efforts sur la situation immédiate.

— Il ne faut pas que Votre Majesté oublie, dit-il baissant la voix pour n'être entendu que de Perséphone et de Déméter toutes proches, qu'aucune des ombres de votre suite, laquelle comprend maintenant les deux célèbres déesses que voici, ne peut ressentir au même point que les populations vivantes de notre système solaire et lunaire, l'intérêt que présente notre invasion de Mars, si nous avons l'audace et l'énergie de l'entreprendre. Je connais assez les habitants de la Terre pour savoir que, conduits par Vous à la bataille, ô Grand Roi, vos courtisans, tout fantômes qu'ils soient, seront capables de faire fuir devant eux, saisis de sainte terreur, le souverain de Mars et ses plus redoutables Martiens. Sur toutes les planètes, et je suis bien sûr que Mars n'échappe pas à la règle, les créatures vivantes ordinaires ont beaucoup plus peur des fantômes que des férocesoldats !

Le Diable se tut. Il avait réussi son coup et il le savait. Le roi Hadès, à présent, se voyait monarque puissant et redouté d'une planète entière. Et quelle planète ! Celle qui, après la Terre et Vénus, est la plus influente de toutes. Sélectionnant adroitement ses principaux soutiens parmi les spectres anglais, plus familiarisés que les autres avec les slogans de la guerre patriotique, il pressa Wang et Tang, puisqu'ils étaient assez proches pour avoir entendu son discours au roi, de faire connaître leur décision. Wang le fit en ces termes :

— En avant, compagnons fantômes, soldats du roi Hadès ! Unissons-nous, pour conquérir une planète qui se prêtera bien mieux à notre domination, étant une planète mâle, que cette rusée, traîtresse étoile en jupons gouvernée par une jolie femme ! Tu es bien de mon avis, n'est-ce pas, petite soeur ?

— Bien sûr, je le suis, frérot ! s'écria Tang. Et je ne doute pas que nos camarades Sock et Pop ne le soient aussi, puisque, comme toi, ce sont des mâles.

— Nous le sommes ! Nous le sommes ! s'écrièrent en choeur Sock et Pop.

— Bon ! Dans ce cas, tout est réglé ! fit le Diable, avec une juste fierté. Vénus Aphrodite entendit-elle mot pour mot ce conciliabule de ses envahisseurs ? Il serait malaisé de le dire. Dans le fond d'elle-même, Tang trouvait que ces mâles méritaient d'être un tantinet remis à leur place, mais elle savait bien peu à quel point ils le seraient vite. Car, sur un signe soudain de Vénus Aphrodite, un bataillon d'anges ravissants, armés d'arcs au dessin délicat, s'élança de derrière une palissade et se mit à les bombarder de flèches. Ces flèches ne pouvaient évidemment pas se planter dans la chair de nos spectres réels, puisqu'ils n'en avaient pas, mais ceux qu'elles atteignaient n'en ressentaient pas moins une impression fort déplaisante, quand elles les traversaient de part en part.

— Pas de résistance, mes amis ! cria le roi Hadès. Tenez-vous par les mains et suivez-moi !

— Ce n'est pas le moment de nouer des écharpes de soie autour de nos tailles, se dit Tang, et elle agrippa la main de son frère qui, à son tour, saisit celle de Pop, qui avait déjà pris celle de Sock dans la sienne. Quant au Diable, il y avait encore assez en lui du vieux Satan-Lucifer, pour que ses bras se souvinssent d'avoir été des ailes. Il s'envola dans leur sillage, la main sur la traîne d'Hadès.

À leur grande surprise, ils trouvèrent la planète Mars sur le pied de guerre et prête à soutenir leur attaque. Qui pouvait bien avoir averti le roi Mars de leur arrivée ? Ce fut Tang qui trouva la clé de l'énigme. Petite fille, elle avait emmagasiné dans sa tête tous les noms et les liens de parenté des dieux et des déesses de l'Olympe. Il lui revint à l'esprit que, longtemps avant d'épouser Héra, Zeus Tout-Puissant, roi des dieux, avait épousé Thémis, laquelle était déesse de la Justice et se préoccupait plus que quiconque du bien et du mal qui arrive aux hommes, aux endroits et aux choses.

— Ce doit être la grande déesse Thémis, première femme de Zeus-Roi-des-Cieux qui les a prévenus ! cria-t-elle aux autres, comme ils s'élançaient à la suite du roi Hadès.

Et ainsi, ce ne furent nullement les gestes menaçants ni les cris de guerre de trois femmes et de trois hommes qui épouvantèrent leurs ennemis, ce fut le nom de Thémis. Ce nom évoquait la loi et l'ordre aussi implacablement que celui de Mars évoquait la guerre. Il produisit un effet formidable. Les Martiens, au comble de la terreur, se débandèrent en hurlant : « Thémis ! Thémis ! Thémis ! ». Et pour comble, ils prirent Déméter, qui s'avançait la main dans la main de sa fille, et qui était visiblement une dame d'un certain âge, pour la Déesse elle-même. Se sachant tous des aspirants-guerriers dévorés de l'envie de se battre, ils ne doutèrent pas que la Déesse de l'Ordre ne fût venue pour leur infliger une leçon.

Il faut savoir que, depuis l'Antiquité la plus reculée, le nom de Thémis est plus redouté des Martiens que n'importe quels envahisseurs d'Uranus, de Mercure ou, comme c'était le cas cette fois-ci, de la Terre. L'effet que produisit ce nom, dans ces circonstances particulières, fut double : non seulement il réussit à épouvanter les Martiens, mais nos six spectres réels, dont deux étaient des ex-Déesses, se sentirent, de leur côté, considérablement mal à l'aise.

Était-il possible qu'un groupe d'Olympiens, ennemis de Zeus Tout-Puissant, eussent décidé que la meilleur manière d'amoindrir la gloire d'Héra, son épouse actuelle, fût d'accroître l'importance pour l'humaine civilisation, du rôle de Thémis, immortelle Déesse de la Loi et de l'Ordre ? Se pouvait-il qu'ils l'eussent envoyée, comme une sorte de femme-agent, faire la ronde des planètes ?

Comme on s'en doute, les six spectres réels qui avaient uni leurs destinées à celle du roi Hadès étaient extrêmement réticents à admettre l'éventualité d'une défaite. Les deux camps - c'est-à-dire eux-mêmes et les Martiens prêts à les balayer dans l'espace -, à présent que le nom fatal de Thémis avait été prononcé, observaient une pause avant de s'élancer dans la bataille. Or, ne voilà-t-il pas que le Diable, cet être imprévisible, se mit à faire des cabrioles, à jouer comme un fou des cornes et de la queue, pour tenir ensuite aux deux camps, les envahis et les envahisseurs, un discours tellement irrésistible que tous l'écoutèrent comme hypnotisés.

— Ce qu'aucun d'entre vous, et il pointa ses cornes, comme un taureau prêt à charger, ce qu'aucun d'entre vous ne comprend, dit-il, c'est ce que nous tous, êtres vivants, voulons de la vie et, par conséquent, pourquoi nous, terriens, sommes en train de vous envahir, vous, Martiens. Je ne dis pas que nous cherchons tous la même chose, car les hommes et les femmes veulent tous des choses très différentes. Les hommes veulent dépenser leur force à faire des choses importantes. Les femmes veulent jouir du simple fait d'être elles-mêmes, sans autre but que de se rendre plus belles et plus attirantes et, quand elles ont des bébés, jouir de leur donner le sein, et, quand elles ont des enfants, jouir de les éduquer et de jouer avec eux. Les femmes traitent tout ce qu'elles possèdent d'une façon maternelle. Elles passent leur temps à servir de mère à tout. Elles font ça aux bêtes. Elles font ça aux plantes. Les hommes, anxieux de faire quelque chose d'important, ne se tracassent pas du tout pour les fleurs, sauf s'ils sont jardiniers professionnels. Alors que, pour les femmes, les fleurs sont comme des enfants. Elles adorent chacun de leurs pétales, et elles s'inquiètent - elles s'inquiètent réellement ! - quand des fleurs font mine de languir ou de faner avant leur temps.

Dans les deux camps, on s'entreregarda nerveusement, puis on se tourna pour dévisager les adversaires avec une égale indécision. Le discours du Diable avait visiblement fait de l'effet de part et d'autre, et en particulier son insistance sur la passion des femmes pour les fleurs et sur l'indifférence des hommes à leur égard à moins qu'ils ne fussent jardiniers de profession. Mais l'individu qui aurait dû se sentir le plus concerné puisqu'il était le chef des envahisseurs, c'est-à-dire Hadès lui-même, n'avait pas accordé la moindre attention à l'éloquence magnétique du Diable, ni à son effet hypnotique sur tous ceux qui l'avaient entendu. Cette distraction rendit les deux camps perplexes et les contraria même un peu, mais elle transforma une pause naturelle, celle de deux animaux ramassés avant de bondir, en quelque chose de tout à fait autre. L'atmosphère devint celle d'une cour d'école au moment où un maître importun vient de lancer l'ordre interdisant une passionnante partie de football aux gamins de deux classes rivales qui se préparaient au coup d'envoi.

Ce fut Hadès lui-même qui rompit le charme. Sautant sur ses pieds et s'adressant à sa petite bande de partisans, il pointa le doigt vers un château qui s'élevait au bout de la plaine où ils s'étaient posés, et s'écria d'une voix forte :

— Voici venir Mars en personne ! Ou Arès, comme je préfère l'appeler. Retournez-vous et regardez-le ! Vous verrez que le salut est dans la retraite. Si braves que vous soyez, mes amis, vous ne pourrez pas vous mesurer à un monstre de cet acabit ! Suivez-moi donc, et que cette brute retourne à son antre !

Sur ce champ de bataille, où il était dit qu'il ne se répandrait pas, ce jour-là, une seule goutte de sang, les six spectres et leurs adversaires, tous muets, fixèrent d'un regard incrédule la silhouette qui approchait à grandes enjambées. Lorsque Tang, avec la science infuse des toutes jeunes filles dès qu'il s'agit de remettre la forfanterie masculine à sa place cria, à ce qui paraissait n'être que bouclier, casque, pectoral et hache de guerre, tant l'homme à l'intérieur de cet attirail semblait pathétiquement petit et ratatiné sous le poids de l'or, du fer et du bronze qu'il trimbalait :

— Arrière, arrière, Mars ! Arrière, arrière, Arès ! Retourne à ton arsenal ! On n'a pas peur de toi, Musée d'antiquités ambulant !

 

 

 

Chapitre 12

 

Il est temps que nous quittions ce Mars qui joue les Arès ! s'exclama le roi Hadès. Je vais vous emmener dans un endroit connu de moi, mais qu'aucun de vous ne connaît. Et quand nous y serons - je vous en prie, tenez-vous tous par les mains ! - vous vous souviendrez de ce monceau de quincaillerie bravache comme si vous lui aviez vu jouer le rôle d'un bouffon de comédie dans quelque théâtre planétaire. Je vous emmène à Pachydermata, d'où provient la lignée de mes ancêtres maternels. Adieu donc, musée ambulant ! Puissent vos sujets se courber devant vous de plus en plus bas, tandis que je ferai voir à mes sujets ce que j'ai en réserve pour eux, à Pachydermata ! Venez, mes très chers, tenez bien serrées les mains de vos voisins et moi, je prendrai notre ami le Diable par sa corne ! En route ! Salut, monsieur Crâne-de-Bronze ! Prenez garde à ne pas rencontrer de Reine de Amazones qui vous apprenne où est votre place !

Tout le monde lui obéit. Le Diable inclina la tête pour tendre sa corne gauche. Avec son autre main, le roi Hadès prit celle de Tang, qui donna l'autre à Wang, Pop et Sock les suivant, et les deux déesses formant l'arrière-garde. Ainsi, cette singulière farandole de huit personnes - Hadès, le Diable, Wang, Tang, Pop, Sock et les deux déesses - amorça-t-elle sa redescente vers la vieille planète Terre, sans voiles, sans ailes, sans ceinture de plongée et sans tridents.

Lorsqu'ils rentrèrent dans l'atmosphère de la Terre, les quatre spectres réels et le Diable étaient très curieux de savoir dans quelle direction on les conduisait. Déméter et Perséphone, en revanche, ne s'en souciaient pas. Elles étaient si heureuses d'être à nouveau ensemble, après une séparation qui avait bien duré sept cents générations, que l'endroit où on les emmenait leur était parfaitement égal. Au grand étonnement de tous les autres, cependant - étonnement qui procura presque une vraie chair de poule à Pop et Sock et Wang et Tang, car ils avaient bercé dans leurs coeurs l'espoir qu'Aïdoneos les ramènerait en Grèce - il fut vite évident que leur destination était l'Océan Pacifique.

Cela leur causa un choc, et le tremblement qui les saisit fut un tremblement réel, qui ne cessa de croître. Lorsque, enfin, ils atteignirent l'Océan, ils étaient bien trop effrayés pour le scruter comme le fit, selon Keats, « l'intrépide Cortez ». Ils ne purent échanger que des regards affolés. Seules, les deux déesses étaient, comme toujours, calmes, et quand le roi Hadès leur fit un signe pour les avertir que lui, seul membre de cet équipage qui ne fût pas mort, allait plonger dans l'Océan à un endroit qu'il indiqua, elles acquiescèrent en souriant, d'une inclinaison de tête qui montra qu'elles avaient l'intention de le suivre là où il irait, et de faire ce qu'il ferait.

— À Pachydermata ! s'écria le roi Hadès. Et il plongea, entraînant le Diable.

Tang et Wang suivirent et, derrière eux, Sock et Pop, tandis que les deux déesses, échangeant un sourire et un baiser, plongeaient à leur tour.

L'Océan était vraiment très profond à cet endroit-là, et il leur fallut un certain temps pour en atteindre le fond. Une fois qu'ils y furent, tout leur sembla différent. Le roi Hadès les conduisit, à pied, pendant un quart de mille, sans prendre garde aux monstres marins, aux requins et aux énormes pieuvres qui ne cessaient de décrire des cercles autour d'eux; sans prendre garde non plus aux récifs de corail ni aux énormes buissons d'une algue gigantesque qui s'enroulait autour de leurs chevilles comme pour les retenir. Tang pensa :

— Qu'arriverait-il si, tout à coup, le serpent de mer tant redouté des plongeurs venait tournoyer, se tordre et frétiller autour de nous ? Est-ce que le roi Hadès et le Diable lui feraient peur et le mettraient en fuite, ou bien nous dévorerait-il tous les uns après les autres ?

Mais toutes ces pensées disparurent quand le roi s'arrêta devant une grande enceinte carrée, faite d'une grille d'argent, au centre de laquelle une trappe à demi soulevée découvrait, comme ils purent tous le voir, une volée d'escaliers.

— Suivez-moi, mes enfants, suivez-moi tous ! dit Hadès, poussant la porte d'or de cette enceinte d'argent et s'approchant de la trappe entrouverte au-dessus des escaliers.

Il lâcha la corde du Diable pour descendre, non sans lui jeter un coup d'oeil pour s'assurer qu'il le suivait bien. Tous emboîtèrent le pas au Diable, la procession se terminant par Déméter et Perséphone qui, avec un sourire amusé, remirent la trappe dans sa position initiale. L'eau salée les entourait toujours de toutes parts, sans les incommoder en aucune façon. Mais Tang ne put s'empêcher de se demander comment le roi Hadès arrivait à respirer, dans cette complète absence d'air.

— Tout ça, c'est très bien pour nous qui sommes morts depuis longtemps, pensa-t-elle. Mais comment, au nom de Poséidon, Dieu de la Mer, un homme encore en vie peut-il se promener dans l'eau de la sorte ?

Alors, elle se rappela les paroles d'Hadès sur les ancêtres de sa mère qui étaient venus de là.

— Quoiqu'il soit un homme, il a peut-être hérité certaines des aptitudes d'une créature sous-marine, se dit-elle.

Les pensées de Tang cessèrent bientôt de vagabonder, car elle dut concentrer son attention sur les escaliers que tous, à présent, descendaient. Jamais elle n'avait vécu une expérience qui ressemblât, même de loin, à celle-ci : les marches étaient en fer et la descente était très raide, mais ce n'était pas leur raideur, c'était leur absence totale de déviation à droite ou à gauche, c'était leur immuable rectitude qui l'affectait. L'idée de tomber dans un puits lui avait toujours fait horreur, et cette descente abrupte et rectiligne lui donnait l'impression que le trou dans lequel elle s'enfonçait était un trou dans quelque chose de plus que le fond de l'Océan. Un trou dans le fond de l'univers peut-être, d'où on émergerait, si on allait aussi loin qu'on pouvait aller, dans qui savait quoi en dessous de tout l'univers ! L'idée était excitante, mais terrifiante. Que pouvait-il bien y avoir en dessous de l'univers et de tout ce qu'il contenait ? De l'espace vide ? Ou bien y avait-il un mot spécial pour désigner une race particulière d'êtres, totalement différents des habitants de tout monde dont nous ayons jamais entendu parler ou que nous puissions imaginer ? Finalement, cette abominable volée d'escaliers s'arrêta. Descendus au fond du dessous de l'Océan, ils se retrouvèrent tous en train de respirer un air qui ne pouvait leur venir que de l'autre côté du globe.

— Et voici l'entrée de Pachydermata ! annonça le roi Hadès d'une voix plus puissante qu'aucun d'eux ne lui en avait connu jusque-là.

Sa fierté n'était pas injustifiée. Ils étaient arrivés devant l'entrée d'une énorme voûte, au fronton de laquelle étaient gravés, dans un grand bloc de diamant noir, les mots « Être ou ne pas être ».

Ils n'hésitèrent pas. Hardiment, sans plus se tenir par les mains, conduits par Wang et Tang, suivis de Sock et Pop, Hadès leur ouvrant la marche à grandes enjambées et le Diable gambadant derrière, ils passèrent sous la voûte monumentale et entrèrent dans l'inconnu.

 

 

 

Chapitre 13

 

Eh bien, en voilà une aventure ! pensa Tang, en regardant autour d'elle pour voir si Wang était avec eux sain et sauf. Oui ! Il était là. Et, en plus de Sock et Pop, le Diable était là aussi. Et les deux déesses.

— Ceci, dit le roi Hadès en se retournant pour vérifier que sa troupe était au complet, est le pays d'origine de ma mère. Elle aimait m'en parler et m'avait dit où il se trouvait, mais j'avais eu de la peine à la croire, tant il semblait impossible qu'un pays habitable puisse exister au fond de l'Océan. J'avais entendu parler de l'Atlantide, mais, tout enfant, je savais déjà que ce pays-ci était sous l'Atlantique. Mais je finis un jour - un profond soupir souleva sa poitrine - par apprendre la vérité : ma mère avait été le premier enfant de Pasiphaé, qui, plus tard, grâce au suprême artisan Dédale, réussit à ménager une cachette, au fond d'un labyrinthe, pour son monstre bien-aimé le Minotaure.

Hadès venait de soupirer encore un grand coup, songeant à sa mère et se disant qu'il aimerait la revoir, lorsque parut, dans cette plaine pittoresque et verdoyante, un petit satyre pétulant, qui accourait à leur rencontre.

— La nouvelle de votre arrivée nous est parvenue, ô mon Roi ! s'écria-t-il en se jetant aux pieds d'Hadès, le front dans le sable. Il a été décidé que nous tirerions à la courte paille, pour savoir qui de nous viendrait vous annoncer la nouvelle… Je suis le plus jeune, le sort est tombé sur moi.

Là, le petit satyre leva les yeux sur Hadès, mais il resta agenouillé à ses pieds.

— La nouvelle, c'est que, inconnu des dieux et des hommes, un monstrueux rejeton du Minotaure de Crète et du terrible Titan Typhon - l'un ou l'autre de ces monstres ayant été capable de se féminiser pour la circonstance, mais lequel des deux, ô Roi, fut le mâle ou fut la femelle, c'est ce que nous ne savons pas - a été découvert dans une caverne de ce pays. Vous savez, ô Roi, car nous connaissons tous les liens particuliers qui vous lient à nous, que nous avons beaucoup d'érudits, très savants dans l'histoire des monstres ayant pénétré cette contrée sous-marine depuis le commencement du monde. Je suis un des dix satyres qui servent de patrouilleurs à ces savants, tous plus ou moins hommes d'âge et qui sont, comme vous le savez, Sire, au nombre de six et très avertis des multiples dangers auxquels les exposent leurs difficiles recherches. Ils ont reconstitué l'histoire des deux monstres en question. Le dragon Typhon a été estropié par Zeus, à coups de tonnerre et d'éclairs, et précipité dans votre royaume, ô Seigneur. Quant au Minotaure, qui naquit de la concupiscence de Pasiphaé et qui fut laissé pour mort par Thésée au fond du labyrinthe de Minos, roi de Crète, il s'en tira ! Et c'est le plus grand de tous les artisans, Dédale, qui l'aida à venir se réfugier chez nous. Car c'est ici que ces deux monstres ont dû se rencontrer, Seigneur, avant de se retirer dans des régions supérieures en laissant leur progéniture se débrouiller toute seule. C'est même certainement ce qui a dû se produire, si ce que disent nos six sages est exact, car, d'après eux, sa caverne est pleine d'ossements. Nous avons aussi appris par eux, car aucun d'entre nous n'a osé s'aventurer jusque-là, qu'il est devenu plus grand et paraît plus terrifiant qu'aucun de ses deux parents. La plupart de mes collègues satyres pensent que Typhon fut sa mère et le Minotaure son père, mais moi, j'ai une autre idée, ô Roi. Je crois que les monstres de cette espèce sont composés des deux sexes et que, dans leurs horribles étreintes, c'est d'abord l'un puis l'autre qui joue le rôle du mâle, et qu'ils font de même pour celui de la femelle. Et je crois que leur épouvantable descendant est, comme eux, moitié mâle et moitié femelle. Quoi qu'il en soit, les six sages s'accordent pour dire qu'il est devenu aussi grand et aussi gros que si Typhon et le Minotaure avaient été agglomérés. Ils disent - mais j'insiste, Grand Roi, pour vous rappeler qu'aucun de nous n'a été assez audacieux pour s'approcher de la caverne et que, donc, je ne puis m'en porter garant - ils disent que le monstre se nourrit pendant la nuit et dort pendant le jour. Ils disent que tous les animaux qui le rencontrent sont si terrifiés de le voir qu'ils s'évanouissent ! Et que, tout ce qu'il a à faire alors, c'est sortir sa grande langue, les laper, les croquer - os et tout ! - avec ses grandes mâchoires, et puis les avaler ! Tous, les grands comme les petits, ceux qu'il fait s'évanouir de peur se retrouvent dans son estomac en deux temps et trois mouvements. Songez, ô Grand Roi, à ce que cela doit être de se retrouver en face de ce monstre, le plus énorme que l'univers ait jamais connu… si on le rencontre au clair de la lune ! Voilà ! J'ai transmis mon message. Et maintenant, ô puissant Seigneur des Enfers, avec votre permission, je vais rejoindre mes compagnons.

Ayant ainsi parlé, le petit satyre s'en retourna aussi vélocement qu'il était venu, et le roi Hadès, jetant un coup d'oeil à la ronde, mais surtout à Tang et aux deux déesses, ne pouvant cacher à Sock, ni à Pop, ni au Diable, qu'il trouvait les femmes bien plus sages que les hommes, ne fit que ce commentaire :

— Ce que nous avons de mieux à faire, mes amis, c'est d'aller tout de suite, avant que la nuit vienne, à l'acropole de Pachydermata. Nous y trouverons des armes. Et sa tour est si haute et ses murs si épais qu'aucun monstre au monde, fût-il le plus grand et le plus gros, n'y pourrait entrer. S'il venait à s'en approcher, nous pourrions toujours lui décocher des flèches empoisonnées à la racine de paddockia, poison qui pousse ses victimes à manger leur propre chair.

Un peu ragaillardis par ces mots, tous les spectres, y compris Déméter et Perséphone, suivirent le roi Hadès à travers la plaine sous-marine. Bientôt, sur l'horizon, se dressèrent des tumuli, à la vue desquels il pressa le pas. Le suivant toujours, ils allèrent ainsi de plus en plus vite jusqu'au moment où ils atteignirent le pied des tumuli. Il y en avait toute une rangée, chacun d'eux aussi haut qu'une tour. Hadès les conduisit à celui du centre, qui était le plus haut de tous. Ils le regardèrent très surpris : ce n'était rien, en apparence, qu'un tumulus d'une hauteur énorme, entièrement recouvert d'herbe verte.

Mais voici qu'Hadès s'approchait d'un édifice carré d'environ six pieds de côté qui se trouvait à sa base. Il y entra et fit, à l'intérieur, quelque chose qu'ils ne virent pas. Quand il en ressortit, il tenait à la main une chaînette d'argent, longue et fine.

Tous les spectres qui l'observaient se rapprochèrent et firent demi-cercle autour de lui. Un sentiment bizarre s'était emparé d'eux et les avertissait que quelque chose d'extraordinaire allait se produire.

— Venez plus près, leur dit le roi, et tenez-vous à mes côtés sur ce dallage.

Tous obéirent et, une fois encore, il y eut une pause fascinante et déconcertante. Alors, Hadès ordonna d'une voix forte :

— Herbe, retire-toi ! … Élève-toi, tour de l'acropole de Pachydermata !

À ces paroles, succéda un étrange silence qui les pénétra tous, et non seulement les spectres par essence aisément pénétrables, mais le Diable à cloche-pied lui-même, qui se figea sur une seule jambe.

Ce silence augural leur donna l'impression que le monde « en personne » était en train de prendre une décision formidable… La décision, peut-être, de se rompre en deux morceaux, et de laisser ses deux moitiés tomber dans le néant de l'espace ! Ce fut alors que le roi Hadès tira sur la chaînette qu'il tenait à la main. Et là, sous leurs yeux, l'événement se produisit. L'herbe s'éleva, masse incurvée, tapis colossal et vivant. Elle s'éleva jusqu'à une vingtaine de pieds de haut et, ce faisant, s'enroula sur elle-même, laissant le tumulus à nu. Alors, ce calme étrange, semblable au silence qui précède immédiatement l'exécution d'un grand monarque, parut se transformer en un brouillard obscur, qui environna la lente ascension d'une tour inexpugnable, dont l'émergence communiqua, à tous ceux qui en furent les témoins, une sensation de vertige… comme si ce n'était pas elle qui s'élevait, mais eux qui s'engloutissaient.

Il devait y avoir eu, à l'intérieur de ce petit vestibule, quelque machinerie ésotérique destinée à révéler à qui savait comment la manipuler, cette tour, qui avait été là pendant des millénaires, mais que les herbes avaient recouverte. Tang chuchota à l'oreille de son frère :

— Elle ne s'élève pas vraiment ! Ce qui se passe, c'est que toute cette herbe est enracinée à une telle quantité de terreau, qu'en s'élevant et en l'entraînant à sa suite pour révéler la forteresse, elle crée l'illusion que ce sont les murs qui s'élèvent… Ils ne s'élèvent pas ! redit Tang, sûre d'elle. Ils ont toujours été là ! Regarde-les, Wang. As-tu déjà vu quelque chose comme ça ? Pas étonnant - elle baissa la voix - que notre roi les associe au souvenir de sa mère. Ce qu'elle a dû lui en parler quand il était petit ! Les enfants adorent entendre parler de batailles, de tours et de châteaux-forts. Parle-leur de murs épais de six pieds, et ils sont en plein conte de fées. Ô Wang, Ô Wang ! Regarde, mais regarde ces murs !  Cet horrible monstre, l'enfant du Minotaure et de Typhon, ne pourrait pas, avec toute sa force, réussir à les briser, quand bien même il les pilonnerait toutes les nuits pendant cent ans !

C'est alors qu'ils virent Hadès déboucher de la voûte principale de la forteresse et entendirent sa voix qui leur disait d'entrer. Ils lui obéirent avec joie, le Diable les précédant, à cloche-pied comme d'habitude, les fantômes des deux déesses les suivant avec grâce et dignité. Une fois à l'intérieur de la forteresse, ils ne tardèrent pas à découvrir qui en était la souveraine. C'était Hécate, la fille de Persée et d'Astéria. Hécate était la seule de tous les dieux et de toutes les déesses de l'univers qui fût enfant unique, et ceci lui conférait des honneurs particuliers. Elle exerçait son autorité partout : en mer, sur terre et en terre, dans l'air, dans le feu et dans l'eau. Comme Hésiode nous l'explique, Zeus lui-même, depuis les commencements, la traita toujours avec plus d'égards qu'aucun autre être au monde. Plus qu'Héra sa femme, plus qu'Athéna sa fille. Et si quelque mortel sur la terre, laisse entendre Hésiode, a quelque désir secret qu'il meurt d'envie de voir s'accomplir, quelle qu'en soit la nature, Hécate est la divinité à laquelle il vaut mieux qu'il s'adresse dans ses prières. Aucun autre dieu, aucune autre déesse n'y pourrait répondre et les aider comme elle.

Ni Wang ni Tang n'avaient su cela auparavant, mais jamais, dans toute leur vie de jeunes gens, et jamais sans doute dans toute leur vie de fantômes, ils n'avaient rencontré quelqu'un de l'un ou de l'autre sexe qui fût, à leurs yeux, aussi attirant que l'était Hécate. Et elle exerça, d'emblée, le même pouvoir ensorcelant sur le roi Hadès, qui fut désormais incapable d'en détacher ses yeux et se mit à la suivre aussi docilement que si elle eût été la soeur longtemps perdue de sa mère. Comme elle était avec Hadès et le Diable une des seules personnes présentes qui ne fussent pas des fantômes, Sock, Pop, Wang et Tang furent particulièrement curieux d'observer son attitude envers les fantômes des deux déesses. Tang, discutant plus tard la chose avec son frère, prétendit qu'elle était en leur présence imperceptiblement mal à l'aise.

— Elle a dû recevoir un choc, dit Tang, de voir deux déesses de sa propre classe, des Olympiennes immortelles, réduites au niveau de fantômes terriens ordinaires.

Hadès s'était bien empressé de lui expliquer comment Déméter était morte de chagrin lorsqu'il avait kidnappé sa fille, et comment Perséphone s'était suicidée en se flanquant la tête sur l'autel de sa mère, mais cette histoire tragique ne pouvait quand même pas avoir ravalé deux déesses de réputation mondiale au niveau de Sock, Pop, Wang et Tang ! Il était inévitable qu'une telle rencontre causât de l'émotion, sinon de la gêne, à une divinité qui avait dû voir passer d'interminables processions de fantômes humains, sans imaginer un seul instant que son destin serait un jour de voir surgir, parmi eux, les fantômes de deux déesses.

Mais Tang et son frère purent bientôt voir que le charme de Perséphone et la dignité de sa mère faisaient beaucoup pour adoucir le premier effet de ce coup imprévu, et ils remarquèrent que, dans les conversations qui suivirent entre les deux ex-immortelles et leur hôtesse, régnait une grande harmonie. Tang elle-même ne put s'empêcher de demander à Hécate si elle ne s'était pas senti si terriblement seule, pendant ces millénaires qu'elle venait de passer au fond de l'Océan Pacifique.

— Il faut vous rappeler, ma chère enfant, répondit la déesse, que j'ai toujours été beaucoup plus solitaire que vous. De tous les Olympiens, je suis la seule qui n'ait eu ni frère, ni soeur, ni fils, ni fille. Depuis mon enfance jusqu'aujourd'hui, j'ai toujours eu de longues heures à moi, sans personne à qui parler. Le monde des femmes, des hommes, des déesses, des animaux, des oiseaux et des poissons passe par moi depuis beaucoup de milliers d'années, sans que j'en aie jamais ressenti un très grand intérêt.

Tang regarda l'être aux cheveux sombres qui se penchait sur elle comme une infirmière attentive, et elle eut la présomption de poser une autre question.

Qu'est-ce donc qui pouvait bien vous intéresser, ô Grande Déesse, dans cette sarabande insensée de personnes et d'événements toujours en train de passer par vous en tourbillonnant ?

— Je vais vous dire exactement quoi, mon enfant, répondit Hécate, avec un sourire qui mit Tang plus à l'aise qu'elle ne l'avait été depuis des années. J'ai toujours aimé me raconter des histoires. Je le faisais déjà quand j'étais toute petite et je l'ai toujours fait. Je me raconte, par exemple, que j'ai un frère qui est un géant, et une soeur qui a des ailes et qui vole. Dans le temps, je m'imaginais que ma soeur pouvait voler jusqu'à l'Olympe et poser des questions à Zeus. Je ne le fais plus depuis que j'ai grandi. Mais quand je suis seule, comme pendant ce dernier millénaire - car où sont allés mes parents et pourquoi ils m'ont quittée, je ne le sais pas - je me raconte souvent que mon frère le géant et ma soeur qui vole sont devenus de tels amis d'Aphrodite aux Rires, qu'elle a fait d'eux les chefs de sa garde d'honneur ou ses émissaires personnels, et je leur invente toutes sortes d'aventures passionnantes, où les entraîne le service de cette fille d'Ouranos et de ses dévots éperdus, qu'ils aident à satisfaire leur amour les uns pour les autres et leur violente haine pour tout ce qui s'y oppose. Récemment, je suis allée jusqu'à imaginer - je me demande même si ce n'est pas à cause de la proximité du monstre - qu'Aphrodite les avait encouragés à devenir des amants ! Mais je ne dois pas - elle s'interrompit et sourit à Wang et Tang - vous encourager à devenir des amants vous-mêmes, quoique vos parents soient aussi loin d'ici que les miens !

Wang et Tang échangèrent un regard de connivence, revoyant en un éclair certains détails de leur vie passée, qu'évoquaient trop bien les paroles d'Hécate. Le Diable leur épargna l'embarras de répondre :

— Pourquoi, ô Grande Déesse omnisciente, pourquoi, bien avant la mort de la créature naguère connue sous le nom de Dieu, y a-t-il eu, dans le monde, une bande de femmes plus toutes jeunes, si attirées par ma personne qu'elles accouraient en foule dans les endroits que je fréquentais et me permettaient de les étreindre les unes après les autres, jusqu'à ce que j'aie porté à un tel point d'incandescence leur envie d'être violées, qu'elles en dansaient des rondes, en extase, autour de moi ? Elles poussèrent ces pratiques si loin que je dus choisir certains endroits particuliers pour nos rencontres ! Où elles vinrent toujours en proie à la même excitation folle. C'étaient toutes des femmes d'un certain âge, notez bien… pas des jeunettes comme notre amie Tang ici présente, et j'ai oublié de dire qu'elles semblaient retirer de nos rencontres une espèce de pouvoir spécial, qui leur permettait de faire tout le mal qu'elles voulaient à ceux qui avaient encouru leur inimitié. Des sorcières, voilà ! C'est ainsi qu'on les appelait. Et on aurait dit que les gens ressentaient pour elles à la fois de l'aversion et une espèce d'attirance. Pouvez-vous me dire, ô Déesse, ce que je pouvais bien avoir pour subjuguer de la sorte les femmes mûres de ce temps-là ? Et pourquoi j'ai cessé de les subjuguer aujourd'hui ? Vous pourriez aussi me dire, si votre bonté veut bien aller jusque-là, ce qui - après qu'il ait dépassé toutes les limites permises en inventant un enfer de flammes éternelles pour les mécréants, où il puisse à loisir jouir de leurs souffrances et leur répéter à l'oreille « Tu sais que ceci n'est pas pour un million d'années, ni pour dix, mais pour toujours, toujours et sans fin, amen ! » - a bien pu pousser l'abominable créature dénommée Dieu, dont Paul de Tarse a dit à tout le monde qu'Il était l'incarnation de l'amour, mais dont Jésus comprit pendant qu'on le crucifiait qu'Il l'avait roulé toute sa vie, ce monstre de Dieu revanchard soi-disant plein à ras-bord de ce que saint Paul appelait l'amour, et qui est, de toute évidence, la haine la plus vindicative dont l'univers ait jamais été le témoin, ce qui - je vous le demande ! - a poussé, Madame, ce « Dieu d'amour » à disparaître ?

Avant qu'Hécate ait pu répondre aux intéressantes questions du Diable, le roi Hadès vint les prier d'entrer tous dans la forteresse. Ce qu'ils firent aussitôt, par les huit marches monumentales qu'ils gravirent en silence, Hécate conduisant Hadès par la main et se retournant à chaque marche pour encourager du regard les quatre fantômes terriens et les deux olympiens dans leur montée plus difficile parce que déconcertante - Sock et Pop s'entraidant, Wang et Tang faisant de même - car chaque marche avait plus de deux pieds de haut.

— J'aurais cru, dit Tang à Wang, que, puisque nous n'avons ni chair ni os à traîner, il nous serait moins difficile de glisser jusqu'en haut !

— C'est mental, répliqua l'intelligent Wang. Tu vois, nous regardons Hécate et Hadès qui ont encore tous deux leur chair et leurs os, et c'est ce qui nous empêche de glisser avec notre aisance habituelle de fantômes. Mais regarde ! Tu vois ? Je glisse bien, n'est-ce pas ?

Tang le regarda et se mit à glisser aussi. Et ainsi firent Sock et Pop qui les regardaient. Quant aux deux déesses, elles flottaient déjà, encadrant Hadès, qu'Hécate aidait à monter.

Arrivés au sommet des marches, ils se trouvèrent dans un vaste et somptueux vestibule, à l'extrémité duquel il y avait une échelle de fer, conduisant visiblement au toit. Dans ce spacieux vestibule, ils se reposèrent en poussant de grands soupirs de soulagement.

— Mais il fait jour ! s'écria Sock tout excité. D'où vient donc la lumière ?

Le roi d'En-Bas expliqua aussitôt :

— Voyez-vous, mes enfants, nous avons ici une forteresse, où le monstrueux produit de Typhon et du Minotaure ne pourra jamais entrer. Ce que nous ne devons jamais oublier, cependant, c'est qu'aussi longtemps que ce monstre vivra dans ces parages, il ne sera jamais prudent, pour aucun de nous, de la quitter. Cette lumière de jour, poursuivit-il, et ceci devrait quand même nous réconforter un peu, vient de l'autre côté de notre monde. Ne voyez-vous pas, mes très chers, que plus nous nous enfonçons - et le fond de l'Océan sous lequel nous sommes va très loin -, plus nous nous rapprochons de l'autre côté de notre globe, où il fait grand jour à l'heure qu'il est !

— Sauriez-vous, par hasard, ô grande et généreuse Hécate, demanda Tang, sympathisant avec la curiosité insatisfaite du Diable, ce qui est arrivé au Dieu des chrétiens, révéré si frénétiquement par tant de disciples ?

— Oui, répondit doucement Hécate, par hasard, je le sais. Mais c'est une histoire bien pénible, et je n'aime guère en parler.

— Dites-leur, Hécate ! Dites-leur ce que vous savez ! commanda le roi Hadès de son ton le plus impérieux. À quoi me sert d'être appelé Pluton par tant de multitudes, et de régner depuis plus de trois mille ans sur tous les mondes souterrains, si les gens viennent ici sans savoir que ce bourreau, qui trahit son grand disciple, Jésus - est aussi mort qu'un clou de porte ?

— Eh bien, si vous voulez vous installer sur ces bancs et me laisser d'abord vous apporter du pain et du vin, acquiesça Hécate, je vous raconterai toute l'histoire.

Tous lui obéirent, tandis qu'Hadès, faisant signe à Wang et à Tang de venir avec lui, descendait derrière elle un passage où le jour pénétrait déjà. Quelques instants plus tard, tout le monde savourait des petits pains délicieux, cuits par Hécate elle-même, et un vin sublime qui devait être très vieux, mais que l'âge n'avait pas gâté.

— C'était il n'y a pas très longtemps, raconta Hécate, Dieu était, comme d'habitude, occupé à jouir des angoisses de Ses ennemis par la porte entrouverte de Son four crématoire éternel, lorsque plusieurs de ces grillés, conduits par un homme appelé Voltaire, Lui sautèrent dessus et L'entraînèrent avec eux dans leur fosse. Ils L'entraînèrent si bas et L'y maintinrent si longtemps que cela créa tout un remue-ménage et qu'à la faveur du désordre, une poignée de ces rebelles se débrouilla pour inonder les antiques flammes et les noyer sans rémission. Les feux de l'Enfer étant ainsi éteints, ces hommes, qui avaient presque réduit Dieu en cendres dans le four même qu'Il s'était vanté d'avoir fait pour durer toujours, L'en tirèrent et Le traînèrent sur une plage de sable fin. Là, ils firent cercle autour de Lui et Le soumirent à un feu nourri de questions embarrassantes, comme nul n'en avait encore subi auparavant. Leurs chefs, derrière le fantôme de Voltaire, étaient deux fantômes très curieux. L'un était le marquis de Sade. L'autre était Gilles de Retz (sic). L'histoire m'a été racontée par le comte Masoch, qui est devenu, depuis, un de mes très bons amis…

Tang l'interrompit avec passion :

— Oh, je le connais, j'ai tout lu sur lui ! C'est une de ces personnes qui adorent se faire maltraiter. Un homme qui vous laisse le fouetter très fort, pendant une heure, sans rien faire pour résister. Si vous vous arrêtez, il vous crie « Encore ! Encore ! Frappez ! Frappez ! »…

Hécate lui sourit gracieusement.

— Oui, c'est tout à fait ça, c'est bien lui. Mais vous voyez, n'est-ce pas, pourquoi il me convient si bien ? Je veux savoir tout ce qui se passe dans le monde. Surtout le pire. Et comme rien ne plaît tant au comte Masoch que d'observer la cruauté, et même très souvent de la subir, à condition bien sûr que cela ne le mette pas en danger de mort, c'est à lui que je m'adresse pour apprendre les nouvelles du monde actuel. Ce traitement infligé à Dieu, par exemple, sous la direction du marquis de Sade et de Gilles de Retz, a été un régal pour mon ami Masoch.

Je lui ai demandé si l'Enfer avait bien été complètement éteint par cette révolte contre Dieu. Il m'a assuré que oui et que, désormais, quand les gouvernantes et les nurses veulent effrayer les enfants en les menaçant de l'Enfer, pour qu'ils apprennent à se bien conduire, leurs efforts sont de plus en plus couronnés d'insuccès, car la nouvelle de la mort de Dieu et de la disparition de l'Enfer est déjà passée, de soubrette en servante, par tant de maisons, qu'il y a toujours au moins une voix pour s'élever contre cette manière de faire tenir les enfants tranquilles.

 

Les quatre fantômes humains et les deux fantômes de déesses, confortablement assis sur un banc de bois, mangeaient leur pain croustillant et buvaient le vin apporté par Hécate pour l'accompagner.

— Ce que j'aimerais vous demander, Madame, dit le Diable en s'inclinant poliment et en touchant, du bout des doigts, les deux pointes de ses cornes, dont chacun pouvait voir qu'elles s'étaient allongées pendant qu'il écoutait ce qu'avait raconté le comte Masoch, c'est s'il y a, à votre avis, quelque réalité dans la tradition selon laquelle je descendrais d'un Boeuf Tout-Puissant, dont les vastes cornes l'auraient aidé à régner sur l'univers, avant même la naissance de Dieu ? Car je dois vous dire ô sage et douce Déesse, que j'ai senti fréquemment, depuis que je sers le roi Hadès ou Pluton, puisqu'il aime être connu sous ces deux noms, une sensation très curieuse dans mes cornes, comme si elles venaient d'être soulagées de toutes les malfaisances du monde. J'entends par là ces choses imaginées par le marquis de Sade et faites par Gilles de Retz. Ceci serait, ô sage Déesse, une hypothétique erreur bien naturelle, car, chaque fois que j'ai entendu des hommes de savoir - de ceux que Dieu logeait dans son Enfer parce qu'ils en savaient trop pour croire en Lui - parler de moi, ils disaient toujours que ma querelle avec cet inventeur des flammes éternelles était une querelle très ancienne, remontant au temps où, comme Boeuf Universel Tout-Puissant, je vivais près de ce Dieu dans le Ciel. Selon eux, les Juifs qui inventèrent un ange rebelle nommé Satan, ressemblant tellement plus à un serpent qu'à un boeuf, et les Grecs inventeurs du dragon Typhon et du Taureau mangeur d'enfants adoré par les femmes dans le labyrinthe de Crète, auraient tous déformé la vérité de la tradition dont je descends, et l'auraient fourvoyée dans des directions complètement fausses. Rien, je vous assure, dans mes cornes ancestrales, ne ressemble à cette création de la concupiscence féminine qu'est le Minotaure ! Écoutez la comptine que j'ai faite sur moi-même :

 

« Elles ont gouverné le monde entier, mes cornes ! «De chaque homme, elles ont fait un âne, un sot, mes cornes ! « Elles ont fait perdre aux fillettes le chemin de l'école, mes cornes ! « Elles ont fait voir aux bébés une baleine dans chaque flaque, Mes cornes ! Mes cornes ! »

 

 

— Que feriez-vous, Diable, s'enquit Wang, après un coup d'oeil malicieux à Tang, si, une nuit, en vous promenant dans les champs, vous rencontriez le monstre de la caverne ?

— Je lui ferais faire un tour de valse ! répondit le Diable avec un large sourire. Je courrais à sa rencontre et, quand il se baisserait pour me gober, je me glisserais sous son ventre et je ressortirais par-dessous sa queue. Et, quand il ferait demi-tour pour m'attraper, je donnerais un tel coup de corne à son vilain museau que sa tête se relèverait d'une saccade, comme sous un coup de poignard, et alors, j'aurais ma chance : je baisserais la tête et je foncerais jusqu'à ce qu'une de mes cornes pénètre tout entière sous son bras droit et l'autre sous son bras gauche. Alors, je calerais bien mes deux pieds dans le sol, pour donner à mon swing du cou toute la force possible et, malgré son poids, quand bien même mes pieds devraient s'enfoncer tout à fait dans le sol, je sais que je soulèverais sa tête de monstre et que les deux pointes de mes cornes sortiraient par ses épaules. Et le moindre mouvement qu'il ferait pour se pencher lui causerait un inconfort du diable ! Nos deux corps resteraient noués ainsi un bref instant. Alors, d'une secousse formidable, je retirerais mes cornes !

— S'il vous plaît, ô grande Hécate, pria Tang à la vive contrariété du Diable qui en avait encore beaucoup à dire sur ses cornes, racontez-nous combien de temps il fallut pour que Dieu meure, sur le sable, à la lumière du jour, après que Son Enfer eut été détruit ?

— Leur difficulté à L'achever, répondit Hécate, provint de ce qu'ils étaient tous des fantômes. Quoiqu'Il eût inventé son Enfer tout spécialement à leur intention, Dieu avait été forcé de reconnaître assez vite que l'absence, en eux, de chair, de sang et d'os, allégeait considérablement ce qu'ils auraient eu à endurer s'ils n'avaient pas été morts avant d'en arriver là. Mais la grande révolution en Enfer qui avait paralysé Dieu, n'avait pas fait de lui un fantôme. Dieu, comme le roi Hadès et moi-même, et contrairement à nos chères Déméter et Perséphone que voici, était fait de chair, de sang et d'os. Il était comme les dieux grecs, comme Cronos, Zeus ou Apollon - ou comme notre Déméter et notre Perséphone avant qu'elles deviennent des fantômes. Ce qu'il y eut de tragique dans sa mort, ce fut l'apparition de saint Paul. Celui qui avait été l'inventeur de la Trinité et de la religion chrétienne tout entière était, lui, depuis longtemps un fantôme. Mais cela ne l'empêcha pas de venir s'agenouiller à côté de Dieu et de baiser tout ce qu'il put discerner de Ses organes.

— Tu es amour, Lui chuchota-t-il à l'oreille. Je l'ai dit au monde une bonne fois pour toutes. Tu es amour, et nous tous qui T'aimons, nous nous aimons les uns les autres, et nous aimons les oiseaux, les poissons, les autres animaux et les plantes, sans parler des rochers, des pierres et des arbres. L'amour coule de la simple idée de Toi. Ainsi que je l'ai dit plus de mille fois au monde, Dieu est amour, et l'amour de Dieu emplit l'univers entier de foi, d'espérance et de charité. Il est impossible que Toi, Dieu d'amour, Tu disparaisses et nous quittes, nous, Tes fidèles. Nous sommes Toi. Tu es nous. Tu as rempli l'univers d'amour, comme le ciel est rempli d'air et l'océan d'eau. Toi et l'amour n'êtes qu'un. Et nous, Tes fidèles, sommes unis à Toi. Tout est amour et rien n'est exclu. Quoi que ces démons T'aient fait, ô Seigneur, mon Dieu, cela n'a aucune importance. Tu es amour. Nous sommes en Toi. Et, dans l'amour, nous sommes avec Toi dans le Ciel, pour toujours.

Ainsi Lui parla saint Paul. Puis il rentra chez lui pour mettre ce qu'il avait dit par écrit. Mais un petit pêcheur vint Le voir, sur la plage où on L'avait laissé, et Dieu se sentit de l'amitié pour ce gamin. Bientôt, même, Il se mit à lui raconter l'histoire de Sa vie.

— Tu as entendu parler de l'histoire de Jésus ? Le gamin fit signe que oui. Eh bien, à la fin, il s'est écrié « C'est fini ». Et c'était après qu'il m'ait accusé de l'avoir abandonné. Mais qu'est-ce qu'il croyait ? Je n'ai jamais eu le pouvoir magique ni le ressort moral que Jésus avait, moi. Je ne suis pas un enchanteur comme lui, moi. Et quant au « Consolateur », comme il l'appelait, cette foutue mouette blanche n'a pas cessé de me cas­ser les pieds depuis que mes damnés sont venus me jeter ici. L'homme que tu viens de voir partir, fiston, c'est Paul de Tarse, le plus grand des pharisiens. Il a fait lapider Étienne, le disciple de Jésus. Et maintenant, le voilà qui fait revenir de la mer ce volatile blême qui n'arrête pas de me gifler en battant des ailes, et de tourniquer autour de ma tête en claquant du bec. Va-t’en, Consolateur ! Fous le camp, Saint-Esprit ! Ne puis-je au moins, si je suis agréé comme Dieu, avoir le droit de mourir en paix ? Ah, oui, gamin, j'en ai eu une drôle de vie ! J'étais garçon d'étable à Bethléem. C'est là que j'ai entendu toutes ces histoires à propos d'Hérode, de Jean-Baptiste et de Salomé, de Joseph et de Marie, et de la tante de Marie, la gitane à la peau noire, de Pierre et de Pilate, et de Mathieu, Marc, Luc et Jean. Ah, là, là ! Ce qu'ils pouvaient tous en parler, de Dieu ! D'abord, j'ai cru qu'ils parlaient de notre vieux Jéhovah juif. Mais je me suis vite aperçu que ce n'était pas ça du tout. Alors, je me suis demandé, puisque tout le monde « en appelait à César », se référait à Jupiter et citait à tour de bras Lucrèce, Horace et Virgile, si je ne ferais pas bien de me trouver quelque riche voyageur partant pour Rome. Et tout à fait par inadvertance - aucun de ces abrutis ne sait ça ! - , je suis tombé amoureux d'une petite Grecque, et elle m'a tout appris sur Zeus, Cronos, Héra, Pallas Athéna et Prométhée. Malheureusement, elle n'avait pas beaucoup de santé… les fièvres l'ont emportée. Je me suis retrouvé tout seul, et si triste, que j'ai fini par m'embarquer comme mousse - tu vois ce que je veux dire, hein, fiston ? - à bord d'un bateau qui allait en Orient. Et alors, tu sais ce qui m'est venu en tête ? Je vais peut-être te choquer, mais l'idée m'est venue que, quand je serais grand et que j'aurais une barbe, je ferais comme si j'étais un de ces dieux grecs dont ma petite amie m'avait parlé.

Je ne vais pas te fatiguer à te raconter ma vie en mer et dans les pays lointains. Tant de choses me sont arrivées que je ne peux plus m'en rappeler la moitié. Mais il m'en est arrivé une, quand j'ai eu quarante ans et la barbe en broussaille, quoique pas aussi longue ni aussi grise que maintenant, dont je veux te parler : j'étais dans un pays d'Orient - je pense que c'était en Éthiopie, mais je n'en jurerais pas - où les gens croyaient à la magie et avaient plusieurs magiciens plutôt forts. Je me suis mis à parler avec eux et j'ai appris qu'on ne sait jamais, avant d'avoir essayé, si on est assez fort pour la pratiquer ou pas. « Ce don, vous l'avez de naissance, m'ont-ils dit, ou vous ne l'avez pas ! » Et je me suis rendu compte que je l'avais. Et que, non seulement je l'avais, mais je l'avais bien plus que n'importe qui. En même temps que je découvrais ça, j'ai découvert - peut-être parce que j'en avais trop vu et trop enduré - que je haïssais la race humaine. D'une haine profonde et permanente. Ce que je voulais le plus au monde, c'est le pouvoir d'infliger aux gens, hommes ou femmes, des douleurs intolérables. Le marquis de Sade, celui qui vient de partir, qui me posait toutes ces questions pendant que Gilles de Retz s'amusait à piquer mon foie, mes rognons, mes tripes et ce qui reste de mes poumons avec une brochette, a essayé de prouver que mon plaisir à rôtir les damnés en Enfer et à les hypnotiser avec l'idée que leur supplice n'aurait jamais de fin, était dû à ce qu'il appelle présomptueusement du sadisme. Mais, oh, fiston, ce qu'il se trompe ! Ce n'était dû qu'à une chose, une seule : la haine. J'aime brûler les gens en Enfer parce que je les hais. Personne ne sait, personne ne saura jamais combien je les hais. Je suis en train de mourir, gamin, mais n'aie pas peur. Tu aimes bien m'écouter, hein ? Et ça t'intéressera de me voir mourir. Toi et moi, nous sommes pareils, nous nous intéressons aux choses. Quand je me suis rendu compte, en Éthiopie, si c'était bien en Éthiopie, quels pouvoirs magiques je possédais sur tous les éléments, la terre, l'eau, l'air et le feu, j'ai ressenti exactement ce que tu ressens maintenant en m'écoutant raconter mon histoire. Tu aurais pensé exactement la même chose que moi, si tu avais été à ma place. Et maintenant, si tu étais comme moi, un vieux type qui a prétendu pendant mille ans qu'il était Dieu, simplement parce qu'il hait pour trop bien la connaître la race humaine tout entière et qui crève d'envie de la faire souffrir pour lui faire payer ce qu'elle est, je te le dis, fiston, si tu étais à ma place, je te jure que tu ferais exactement comme moi. Non, je déraille ! Je voulais dire que, à ma place, et haïssant l'humanité comme je la hais, tu agirais comme moi. Mais peut-être que non après tout. Peut-être que tu te sauverais en courant, pour leur échapper, et que tu irais vivre dans une caverne, comme ce monstre dont ils parlent tant.

 

Comme Hécate se préparait à leur en dire plus sur ce petit ami que Dieu avait réussi à se faire tout à fait à la fin de sa vie, Tang ne put s'empêcher de demander :

— Mais le comte Masoch ne vous a-t-il rien dit de la manière dont ce pauvre vieux Dieu à l'agonie avait enduré le discours du fantôme de saint Paul, sur l'amour et tout ça ?

Hécate jeta autour d'elle un coup d'oeil involontaire, comme si le comte Masoch eût pu se trouver dans les parages, et se contenta de répondre avec douceur :

— Non, il ne m'en a pas dit plus. Et quand, finalement, j'ai rencontré quelqu'un venant de la région d'où était le petit garçon, tout ce que j'ai pu tirer de ce que m'a dit cette personne, c'est que le caractère du gamin avait tout à fait changé après cette conversation qu'il avait eue avec Dieu, qu'il était devenu silencieux et réservé, et qu'au lieu de rechercher la compagnie des autres gamins, il aimait mieux rester seul, mais qu'un beau jour, à la surprise générale, il s'était lié d'amitié avec une vieille dame qui vivait toute seule, à l'écart, qu'elle lui avait donné une chambre chez elle et qu'il faisait ses commissions, et que, les soirs d'hiver, au coin du feu qu'il allumait pour elle, elle lui lisait les contes de Grimm.

— Ce garçon, questionna Tang avec passion, a-t-il vu la mort de Dieu pour de bon ?

— Oui, répondit Hécate, il l'a vue. La personne qui me l'a raconté a dit qu'à la fin, il s'était agenouillé derrière le crâne de Dieu, qu'il avait repoussé le manteau que les damnés avaient roulé sous Sa tête, et qu'il avait mis son ventre à la place, qu'il Lui avait tenu le front à deux mains pendant qu'Il mourait et avait psalmodié une espèce de chant qu'il avait dû se répéter depuis un bon bout de temps, en prévision de ce moment-là :

 

« Ne pense qu'à dormir, grand Dieu de mon âme,
« Nul psaume je ne chanterai, nulle cloche je ne sonnerai,
« Mais ta tête est si proche de mon coeur,
« Que je ne sais plus si le mort, c'est Toi ou moi. »

Un pêcheur qui passait par là les a trouvés ainsi et a bien cru, un instant, qu'ils étaient morts l'un et l'autre. Mais quand il les a touchés, le gamin a balbutié quelque chose, et le pêcheur les a embarqués tous les deux.

 

 

 

Chapitre 14

 

Maintenant que Dieu était mort et que le petit garçon était heureux chez sa vieille dame, Hadès, avec ses quatre fantômes humains et ses deux fantômes divins sur les bras, se demanda ce qu'il allait faire et où il allait aller. Une fois encore, ce fut la très-sage, la favorisée de Zeus, l'enfant unique sans frère ni soeur, la déesse Hécate, qui résolut la question.

— Ce qu'il faut que vous fassiez, roi Hadès, lui dit-elle, c'est la chose la plus brave et la plus étonnante de toute l'histoire de l'univers. Nous voyons tous, autour de nous, tandis que nous sommes là, assis au fond de l'Océan Pacifique, la lumière d'un autre jour commencer à percer la rondeur de notre globe terrestre. Eh bien, grand Hadès, vous et moi qui sommes les seuls êtres, ici, dotés de corps vivants - je ne dis pas de cerveaux pensants, car nous savons comme les fantômes sont capables de penser intelligemment, surtout les fantômes qui, dans leur vie, ont été des déesses - , vous et moi, dis-je, devons savoir, et ne savons que trop bien, ce que c'est que d'être des âmes, ou des esprits, ou des cerveaux pensants, claquemurés dans des corps vivants. À présent, écoutez-moi bien, Aïdoneos, et vous verrez vite, à ce que je vous conseille de faire, combien peu j'y gagnerai, combien au contraire j'y perdrai. Car, si vous suivez mon conseil, je perdrai tout à fait l'ami que vous êtes. Je serai en contact avec vous. je serai une partie de vous. Mais ce n'est pas du tout la même chose que d'être votre amie et votre conseillère comme je l'ai été et comme je le suis encore. Quand vous saurez ce que je vous conseille de faire, vous comprendrez ce que je fais. Je me sacrifie entièrement pour vous. ce n'est pas exactement comme si je vous conseillais de me manger.

Et en disant cela, Hécate sourit à Hadès comme elle avait si souvent souri à Tang :

— Cela ne revient pas non plus à ce que vous me quittiez pour toujours, car nous serons ensemble pour toujours. Mais cela revient à ce que je ne sois plus votre amie et votre conseillère personnelle.

Hadès était immobile et la regardait. En vain, il essayait d'imaginer ce qu'elle allait suggérer.

— Pas le suicide, quand même ? pensa-t-il. Elle ne peut pas non plus vouloir que je l'épouse et que je fasse d'elle la reine des Enfers ?

Il regarda Perséphone, comme pour l'appeler à l'aide. Puis il se tourna vers Déméter, et ses yeux semblèrent l'implorer en ce moment crucial comme victime en chef de son méfait suprême. Mais les deux déesses ignorèrent son appel muet.

— Bon ! dit-il à Hécate. Si je dois le faire, je dois le faire. Je connais votre influence sur les Olympiens, et je reconnais que vous en avez eu, aussi, sur ces fantômes humains. J'avoue que je me sens plus nerveux que je ne le suis habituellement en présence d'une femme. Dites-moi ce que vous avez en tête, Hécate, que je puisse y réfléchir.

— Ce que vous ne comprenez pas, ô Hadès, dit fermement Hécate, et peut-être votre nature est-elle ainsi faite qu'il vous est impossible de le comprendre, c'est qu'un roi des Mondes Inférieurs ne peut pas plus rester sans royaume que n'importe quel autre roi.

— Laissez tomber les royaumes ! s'écria Hadès. Dites-moi ce que je dois faire, sans tourner autour du pot.

Hécate s'avança vers lui, et ils étaient debout, face à face, quand elle le lui dit.

— Nous vivons, dit-elle, dans un univers qui contient un soleil, une lune et de vastes galaxies d'étoiles, en plus des satellites de notre soleil. Ce qui existe au-delà de notre univers, nous ne le savons pas et ne le saurons probablement jamais.. Notre terre a ses chaînes de hautes montagnes. Notre soleil et notre lune ont sans doute les leurs. La masse de rochers, de terre, de sable, de glaise, de silex, de granit et de diamant qui constitue la substance matérielle de notre terre, du soleil, de la lune, de toutes les étoiles et de toutes les planètes, est écrasante à imaginer. Mais puisque nos propres corps physiques, avec leur chair, leur sang et leurs os, sont faits - de la pointe de nos cheveux aux ongles de nos pieds - de matière, vous ne serez pas surpris que je prétende possible que tout l'univers matériel, dont nous sommes une partie, ait son âme unique, son esprit unique et - faiblement, vaguement, obscurément consciente - son identité unique. Eh bien, donc, grand Hadès, pourquoi, de seigneur des Mondes Souterrains, ne deviendriez-vous pas le seigneur, ou plutôt l'âme intime de tout cet univers matériel ? Plongez, mon cher Hadès, plongez, jetez-vous à l'eau, engloutissez-vous dans la grande masse de la matière universelle et devenez son âme vivante ! Oui, mon Roi ! Devenez son Grand Pan, devenez le fin fond de son risque-tout d'esprit de vie dionysiaque !

Sock, Pop, Wang et Tang avaient écouté le plaidoyer d'Hécate en retenant leur souffle. Après la péroraison de son discours, qui résonna comme la Déclaration des Droits de quelque immense Hippopotame Cosmique en voie de disparition, les voix aiguës, presque enfantines, des quatre fantômes humains, et les voix célestes, cristallines, des deux déesses fantômes, éclatèrent en protestations.

— Ne nous quittez pas ! Ne nous quittez pas ! Ne nous abandonnez pas ! Ô Hadès, grand Roi des Enfers ! Si vous vous engloutissez dans les montagnes, si vous vous laissez couler dans les abîmes, planète après planète, étoile après étoile, qu'adviendra-t-il de nous, vos disciples fantômes ? Nous n'avons ni rochers, ni crevasses, ni falaises, ni gorges, ni crêtes à enjamber, nous autres ! Où serons-nous, avec nos ombres d'espoirs et nos peurs sans corps ? Cette masse inimaginable de matière qu'il y a dans le soleil, la lune et les étoiles, dans les grains de la poussière et les atomes de l'espace, deviendra votre corps-Buffle, votre corps-Rhinocéros, votre corps-Mammouth, pendant qu'au coeur de tout ça, comme des murmures et des roulements de volcans, vos cris - pour qu'on vous délivre de votre carcasse cosmique, géologique, corporelle - , vos hurlements - pour qu'on vous laisse secouer vos rochers, vos pierres, vos barrières, vos bastions, vos grandes murailles, vos barricades, vos palissades, vos décharges et vos fortifications - auront tôt fait de révéler, à tous les étudiants de la réalité et experts en évasion, qu'il n'y avait pas là le coeur naturel du monde, mais les singeries et les contrefaçons de l'intrus que vous serez devenu en vous laissant tromper par des promesses fallacieuses !

— Ne les écoutez pas, mon coeur, dit calmement Hécate. Aucun d'entre eux n'a la moindre idée de ce que vous ressentirez, si vous faites ce que je vous suggère. Faites le plongeon, mon ami, faites-le ! Jetez un regard ferme sur toute la masse de matière que notre univers vous offre, et plongez ! Dites à tout cela : « Moi, Hadès, roi des Mondes Inférieurs, je deviens à présent l'âme de toute la matière qu'il y a dans l'univers ! »

Hadès se leva. Il avait l'air prêt à faire exactement ce qu'elle avait dit. Mais le cri pitoyable de Sock, Pop, Wang et Tang, et les sanglots des deux spectres olympiens l'arrêtèrent. Alors, Hécate se tournant vers eux :

— Voulez-vous me prendre avec vous ? dit-elle d'une voix rassurante. J'aime être avec vous. Et, à présent que je vous connais bien, je crois que je peux vous aider.

Les quatre spectres humains la regardèrent avec intensité et les deux spectres divins s'arrêtèrent de pleurer. Ce fut alors que, saisie d'une inspiration soudaine, Tang s'écria d'une petite voix solennelle, s'adressant au roi Hadès :

— Si, avant de plonger dans le coeur de toutes les montagnes du monde, vous saviez exactement à quel endroit nous nous trouvons tous, cela ne rendrait-il pas plus facile votre engloutissement dans la matière ?

Hadès regarda droit dans les yeux la fillette fantôme et acquiesça gravement.

— Si. Cela m'aiderait, dit-il, mais comment saurais-je où vous êtes ?

— Justement, dit Tang, je pensais à la Suisse. Ce pays-là sera toujours le plus libre du monde, n'est-ce pas ? Eh bien, en Suisse, près des Alpes, il y a une chapelle dédiée à Guillaume Tell, champion de la liberté. Si nous décidions tous de faire de cette chapelle, oui, de cette chapelle de Guillaume Tell, notre résidence, vous sauriez à tout moment où nous sommes, et nous pourrions à tout moment communiquer avec vous, notre roi, qui seriez devenu l'Âme de la Matière.

 

 

 

Chapitre 15

 

— Bien dit, brave petit fantôme ! s'écria Hécate, attendrie. Oui ! C'est là que nous établirons nos quartiers, à partir de tout de suite et pour toujours ! En tout cas, pour aussi longtemps que vous quatre, spectres humains, et vous deux, spectres olympiens, resterez en communication avec notre roi Hadès, comme je le resterai toujours moi-même !

Ainsi donc, sautez, bon ami, coupez les amarres ! Et vous tous, suivez-moi jusqu'à la chapelle de Guillaume Tell, dans les Alpes suisses. Toutes les autres montagnes du monde finiront bien par savoir que nous sommes là. Sautez sans crainte, ô Aïdoneos, mon cher coeur, dans le corps majestueux du Cosmos ! Vos disciples, avec votre amie Hécate pour les aider, resteront toujours en contact avec vous dans la chapelle de Guillaume Tell. Vous serez des nôtres, n'est-ce pas, Diable ?

 

Le Diable sourit d'un air canaille, inclina les cornes et remua la queue en signe d'assentiment. Et tout le monde se mit en route vers la chapelle de Guillaume Tell, tandis que le roi, avec des grimaces et de sourds gémissements étonnés, plongeait. Un hurlement de bête emplit l'espace de panique, et Aïdoneos explosa, devenant l'âme vivante de toute la matière du monde.

 

 

 

 

Achevé d'imprimer le 26 mai 1986

par L'Image Mécanique

61, rue de l'Arbre Bénit

à Ixelles

D/4739/1986/3

 

 

 

 

 

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